LE MOINE. – Arrêtez un moment, et laissez-vous guider par mes conseils. Les princes en sortant ont laissé ici votre fille pour morte; dérobez-la quelque temps à tous les yeux, et publiez qu’elle est morte en effet; étalez tout l’appareil du deuil, suspendez à l’ancien monument de votre famille de lugubres épitaphes, en observant tous les rites qui appartiennent à des funérailles.
LÉONATO. – Qu’en résultera-t-il? Qu’est-ce que cela produira?
LE MOINE. – Le voici. Cet expédient bien conduit changera sur son compte la calomnie en remords, et c’est déjà un bien. Mais ce n’est pas pour cela que je pense à ce moyen étrange; j’espère faire naître de ce travail un plus grand avantage. Morte, comme nous devons le soutenir, au moment même qu’elle se vit accusée, elle sera regrettée, plainte, excusée de tous ceux qui apprendront son sort; car il arrive toujours que ce que nous avons, nous ne l’estimons pas son prix tant que nous en jouissons; mais s’il vient à se perdre et à nous manquer, alors nous exagérons sa valeur, alors nous découvrons le mérite que la possession ne nous montrait pas tandis que ce bien était à nous. C’est ce qui arrivera à Claudio. Quand il apprendra qu’elle est morte sur ses paroles, l’image de la vie se glissera doucement dans les rêveries de son imagination, et chaque trait de sa beauté vivante reviendra s’offrir aux yeux de son âme, plus gracieux, plus touchant, plus animé que quand elle vivait en effet. Alors il pleurera; si l’amour a une part dans son cœur, il souhaitera ne l’avoir pas accusée; oui, il le souhaitera, crût-il même à la vérité de son accusation. Laissons ce moment arriver, et ne doutez pas que le succès ne donne aux événements une forme plus heureuse que je ne puis le supposer dans mes conjectures; mais si toute ma prévoyance était trompée, du moins le trépas supposé de votre fille assoupira la rumeur de son infamie, et si notre plan ne réussit pas, vous pourrez la cacher comme il convient à sa réputation blessée dans la vie recluse et monastique, loin des regards, loin de la langue, des reproches et du souvenir des hommes.
BÉNÉDICK. – Seigneur Léonato; laissez-vous guider par ce moine. Quoique vous connaissiez mon intimité et mon affection pour le prince et pour Claudio, j’atteste l’honneur que j’agirai dans cette affaire avec autant de discrétion et de droiture, que votre âme agirait envers votre corps.
LÉONATO. – Je nage dans la douleur, et le fil le plus mince peut me conduire.
LE MOINE. – Vous faites bien de consentir. Sortons de ce lieu sans délai. Aux maux étranges, il faut un traitement étrange comme eux. Venez, madame, mourez pour vivre. Ce jour de noces n’est que différé peut-être; sachez prendre patience et souffrir.
(Ils sortent.)
BÉNÉDICK. – Signora Béatrice, ne vous ai-je pas vue pleurer pendant tout ce temps?
BÉATRICE. – Oui, et je pleurerai longtemps encore.
BÉNÉDICK. – C’est ce que je ne désire pas.
BÉATRICE. – Vous n’en avez nulle raison, je pleure à mon gré.
BÉNÉDICK. – Sérieusement, je crois qu’on fait tort à votre belle cousine.
BÉATRICE. – Ah! combien mériterait de moi l’homme qui voudrait lui faire justice!
BÉNÉDICK. – Est-il quelque moyen de vous donner cette preuve d’amitié?
BÉATRICE. – Un moyen bien facile; mais de pareils amis, il n’en est point.
BÉNÉDICK. – Un homme le peut-il faire?
BÉATRICE. – C’est l’office d’un homme, mais non le vôtre.
BÉNÉDICK. – Je n’aime rien dans le monde autant que vous. Cela n’est-il pas étrange?
BÉATRICE. – Aussi étrange pour moi que la chose que j’ignore. Je pourrais aussi aisément vous dire que je n’aime rien autant que vous; mais ne m’en croyez point, et pourtant je ne mens pas: je n’avoue rien; je ne nie rien. – Je m’afflige pour ma cousine.
BÉNÉDICK. – Par mon épée, Béatrice, vous m’aimez.
BÉATRICE. – Ne jurez point par votre épée, avalez-la.
BÉNÉDICK. – Je jure par elle que vous m’aimez, et je la ferai avaler tout entière à qui dira que je ne vous aime point.
BÉATRICE. – Ne voulez-vous point avaler votre parole?
BÉNÉDICK. – Jamais, quelque sauce qu’on puisse inventer! Je proteste que je vous aime.
BÉATRICE. – Eh bien! alors, Dieu me pardonne…
BÉNÉDICK. – Quelle offense, chère Béatrice?
BÉATRICE. – Vous m’avez arrêtée au bon moment; j’étais sur le point de protester que je vous aime.
BÉNÉDICK. – Ah! faites cet aveu de tout votre cœur.
BÉATRICE. – Je vous aime tellement de tout mon cœur qu’il n’en reste rien pour protester.
BÉNÉDICK. – Voyons, ordonnez-moi de faire quelque chose pour vous.
BÉATRICE. – Tuez Claudio.
BÉNÉDICK. – Ah! – Pas pour le monde entier.
BÉATRICE. – Vous me tuez par ce refus; adieu.
BÉNÉDICK. – Arrêtez, chère Béatrice.
BÉATRICE. – Je suis déjà partie quoique je sois encore ici. – Vous n’avez pas d’amour. – Non, je vous prie, laissez-moi aller.
BÉNÉDICK. – Béatrice!
BÉATRICE. – Décidément, je veux m’en aller.
BÉNÉDICK. – Il faut que nous soyons amis auparavant.
BÉATRICE. – Vous osez plus facilement être mon ami que combattre mon ennemi?
BÉNÉDICK. – Claudio est-il votre ennemi?
BÉATRICE. – N’est-il pas devenu le plus lâche des scélérats, celui qui a calomnié, insulté, déshonoré ma parente? Oh! si j’étais un homme! – Quoi! la mener par la main jusqu’au moment où leurs deux mains allaient s’unir; et alors, par une accusation publique, par une calomnie déclarée, avec une rage effrénée, la… Dieu, si j’étais un homme! Je voudrais lui manger le cœur sur la place du marché.
BÉNÉDICK. – Écoutez-moi, Béatrice.
BÉATRICE. – Parler à un homme par la fenêtre! Oh! la belle histoire!
BÉNÉDICK. – Mais Béatrice…
BÉATRICE. – Chère Héro! Elle est injuriée, calomniée, perdue.
BÉNÉDICK. – Béat…
BÉATRICE. – Des princes et des comtes! Vraiment, beau témoignage de prince, un beau comte de sucre [51], en vérité, un fort aimable galant! Oh! si je pouvais, pour l’amour de lui, être un homme! Ou si j’avais un ami qui voulût se montrer un homme pour l’amour de moi!… mais le courage s’est fondu en politesse, la valeur en compliment, les hommes sont devenus des langues et même des langues dorées. Pour être aussi vaillant qu’Hercule, il suffit aujourd’hui de mentir, et de jurer ensuite, pour appuyer son mensonge. – Je ne puis devenir un homme à force de désirs. – Je resterai donc femme, pour mourir de chagrin.