Il répondit avec calme :
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C’est entendu. Il est inutile de reparler de ça. Vous voyez bien que je suis venu aujourd’hui, tout de suite, sur votre lettre. »
Walter, qui allait devant avec ses deux filles et Madeleine, attendit Du Roy auprès du Jésus marchant sur les flots.
« Figurez-vous, dit-il en riant, que j’ai trouvé ma femme hier à genoux devant ce tableau comme dans une chapelle. Elle faisait là ses dévotions. Ce que j’ai ri ! »
Mme Walter répliqua d’une voix ferme, d’une voix où vibrait une exaltation secrète :
« C’est ce Christ-là qui sauvera mon âme. Il me donne du courage et de la force toutes les fois que je le regarde. »
Et, s’arrêtant en face du Dieu debout sur la mer, elle murmura :
« Comme il est beau ! Comme ils en ont peur et comme ils l’aiment, ces hommes ! Regardez donc sa tête, ses yeux, comme il est simple et surnaturel en même temps ! »
Suzanne s’écria :
« Mais il vous ressemble, Bel-Ami. Je suis sûre qu’il vous ressemble. Si vous aviez des favoris, ou bien s’il était rasé, vous seriez tout pareils tous les deux. Oh ! mais c’est frappant ! »
Elle voulut qu’il se mît debout à côté du tableau ; et tout le monde reconnut, en effet, que les deux figures se ressemblaient !
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Chacun s’étonna. Walter trouva la chose bien singulière.
Madeleine, en souriant, déclara que Jésus avait l’air plus viril.
Mme Walter demeurait immobile, contemplant d’un œil fixe le visage de son amant à côté du visage du Christ, et elle était devenue aussi blanche que ses cheveux blancs.
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– VIII –
Pendant le reste de l’hiver, les Du Roy allèrent souvent chez les Walter. Georges même y dînait seul à tout instant, Madeleine se disant fatiguée et préférant rester chez elle.
Il avait adopté le vendredi comme jour fixe, et la Patronne n’invitait jamais personne ce soir-là ; il appartenait à Bel-Ami, rien qu’à lui. Après dîner, on jouait aux cartes, on donnait à manger aux poissons chinois, on vivait et on s’amusait en famille. Plusieurs fois, derrière une porte, derrière un massif de
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la serre, dans un coin sombre, Mme Walter avait saisi brusquement dans ses bras le jeune homme, et, le serrant de toute sa force sur sa poitrine, lui avait jeté dans l’oreille : « Je t’aime !… je t’aime !… je t’aime à en mourir ! » Mais toujours il l’avait repoussée froidement, en répondant d’un ton sec : « Si vous recommencez, je ne viendrai plus ici. »
Vers la fin de mars, on parla tout à coup du mariage des deux sœurs. Rose devait épouser disait-on, le comte de Latour-Yvelin, et Suzanne, le marquis de Cazolles. Ces deux hommes étaient devenus des familiers de la maison, de ces familiers à qui on accorde des faveurs spéciales, des prérogatives sensibles.
Georges et Suzanne vivaient dans une sorte d’intimité fraternelle et libre, bavardaient pendant des heures, se moquaient de tout le monde et semblaient se plaire beaucoup ensemble.
Jamais ils n’avaient reparlé du mariage possible de la jeune fille, ni des prétendants qui se présentaient.
Comme le Patron avait emmené Du Roy pour déjeuner, un matin, Mme Walter, après le repas, fut appelée pour répondre à un fournisseur. Et Georges dit à Suzanne : « Allons donner du pain aux poissons rouges. »
Ils prirent chacun sur la table un gros morceau de mie et s’en allèrent dans la serre.
Tout le long de la vasque de marbre on laissait par terre des coussins afin qu’on pût se mettre à genoux autour du bassin, pour être plus près des bêtes nageantes. Les jeunes gens en prirent chacun un, côte à côte, et, penchés vers l’eau, commencèrent à jeter dedans des boulettes qu’ils roulaient entre leurs doigts. Les poissons, dès qu’ils les aperçurent, s’en
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vinrent, en remuant la queue, battant des nageoires, roulant leurs gros yeux saillants, tournant sur eux-mêmes, plongeant pour attraper la proie ronde qui s’enfonçait, et remontant aussitôt pour en demander une autre.
Ils avaient des mouvements drôles de la bouche, des élans brusques et rapides, une allure étrange de petits monstres ; et sur le sable d’or du fond ils se détachaient en rouge ardent, passant comme des flammes dans l’onde transparente, ou montrant, aussitôt qu’ils s’arrêtaient, le filet bleu qui bordait leurs écailles.
Georges et Suzanne voyaient leurs propres figures renversées dans l’eau, et ils souriaient à leurs images.
Tout à coup, il dit à voix basse :
« Ce n’est pas bien de me faire des cachotteries, Suzanne. »
Elle demanda :
« Quoi donc, Bel-Ami ?
– Vous ne vous rappelez pas ce que vous m’avez promis, ici même, le soir de la fête ?
– Mais non !
– De me consulter toutes les fois qu’on demanderait votre main.
– Eh bien ?
– Eh bien, on l’a demandée.
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– Qui ça ?
– Vous le savez bien.
– Non. Je vous jure.
– Si, vous le savez ! Ce grand fat de marquis de Cazolles.
– Il n’est pas fat, d’abord.
– C’est possible ! mais il est stupide ; ruiné par le jeu et usé par la noce. C’est vraiment un joli parti pour vous, si jolie, si fraîche, et si intelligente. »
Elle demanda en souriant :
« Qu’est-ce que vous avez contre lui ?
– Moi ? Rien.
– Mais si. Il n’est pas tout ce que vous dites.
– Allons donc. C’est un sot et un intrigant. »
Elle se tourna un peu, cessant de regarder dans l’eau :
« Voyons, qu’est-ce que vous avez ? »
Il prononça, comme si on lui eût arraché un secret du fond du cœur.
« J’ai… j’ai… j’ai que je suis jaloux de lui. »
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Elle s’étonna modérément :
« Vous ?
– Oui, moi !
– Tiens. Pourquoi ça ?
– Parce que je suis amoureux de vous, et vous le savez bien, méchante ! »
Alors elle dit d’un ton sévère :
« Vous êtes fou, Bel-Ami ! »
Il reprit :
« Je le sais bien que je suis fou. Est-ce que je devrais vous avouer cela, moi, un homme marié, à vous, une jeune fille ? Je suis plus que fou, je suis coupable, presque misérable. Je n’ai pas d’espoir possible, et je perds la raison à cette pensée. Et quand j’entends dire que vous allez vous marier, j’ai des accès de fureur à tuer quelqu’un. Il faut me pardonner ça, Suzanne ! »
Il se tut. Les poissons à qui on ne jetait plus de pain demeuraient immobiles, rangés presque en lignes, pareils à des soldats anglais, et regardant les figures penchées de ces deux personnes qui ne s’occupaient plus d’eux.
La jeune fille murmura, moitié tristement, moitié gaiement :
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« C’est dommage que vous soyez marié. Que voulez-vous ?
On n’y peut rien. C’est fini ! »
Il se retourna brusquement vers elle, et il lui dit, tout près, dans la figure :
« Si j’étais libre, moi, m’épouseriez-vous ? »
Elle répondit, avec un accent sincère :
« Oui, Bel-Ami, je vous épouserais, car vous me plaisez beaucoup plus que tous les autres. »
Il se leva, et balbutiant :
« Merci…, merci…, je vous en supplie, ne dites « oui « à personne ? Attendez encore un peu. Je vous en supplie ! Me le promettez-vous ? »
Elle murmura, un peu troublée et sans comprendre ce qu’il voulait :