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« Je vous le promets. »

Du Roy jeta dans l’eau le gros morceau de pain qu’il tenait encore aux mains, et il s’enfuit, comme s’il eût perdu la tête, sans dire adieu.

Tous les poissons se jetèrent avidement sur ce paquet de mie qui flottait n’ayant point été pétri par les doigts, et ils le dépecèrent de leurs bouches voraces. Ils l’entraînaient à l’autre bout du bassin, s’agitaient au-dessous, formant maintenant une grappe mouvante, une espèce de fleur animée et tournoyante, une fleur vivante, tombée à l’eau la tête en bas.

– 483 –

Suzanne, surprise, inquiète, se redressa, et s’en revint tout doucement. Le journaliste était parti.

Il rentra chez lui, fort calme, et comme Madeleine écrivait des lettres, il lui demanda :

« Dînes-tu vendredi chez les Walter ? Moi, j’irai. »

Elle hésita :

« Non. Je suis un peu souffrante. J’aime mieux rester ici. »

Il répondit :

« Comme il te plaira. Personne ne te force. »

Puis il reprit son chapeau et ressortit aussitôt.

Depuis longtemps il l’épiait, la surveillait et la suivait, sachant toutes ses démarches. L’heure qu’il attendait était enfin venue. Il ne s’était point trompé au ton dont elle avait répondu :

« J’aime mieux rester ici. »

Il fut aimable pour elle pendant les jours qui suivirent. Il parut même gai, ce qui ne lui était plus ordinaire. Elle disait :

« Voilà que tu redeviens gentil. »

Il s’habilla de bonne heure le vendredi pour faire quelques courses avant d’aller chez le Patron, affirmait-il.

Puis il partit vers six heures, après avoir embrassé sa femme, et il alla chercher un fiacre place Notre-Dame-de-Lorette.

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Il dit au cocher :

« Vous vous arrêterez en face du numéro 17, rue Fontaine, et vous resterez là jusqu’à ce que je vous donne l’ordre de vous en aller. Vous me conduirez ensuite au restaurant du Coq-Faisan, rue Lafayette. »

La voiture se mit en route au trot lent du cheval, et Du Roy baissa les stores. Dès qu’il fut en face de sa porte, il ne la quitta plus des yeux. Après dix minutes d’attente, il vit sortir Madeleine qui remonta vers les boulevards extérieurs.

Aussitôt qu’elle fut loin, il passa la tête « la portière, et il cria :

« Allez. »

Le fiacre se remit en marche, et le déposa devant le Coq-Faisan, restaurant bourgeois connu dans le quartier. Georges entra dans la salle commune, et mangea doucement, en regardant l’heure à sa montre de temps en temps. À sept heures et demie, comme il avait bu son café, pris deux verres de fine champagne et fumé, avec lenteur, un bon cigare, il sortit, héla une autre voiture qui passait à vide, et se fit conduire rue La Rochefoucauld.

Il monta, sans rien demander au concierge, au troisième étage de la maison qu’il avait indiquée, et quand une bonne lui eut ouvert :

« M. Guibert de Lorme est chez lui, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur. »

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On le fit pénétrer dans le salon, où il attendit quelques instants. Puis un homme entra, grand, décoré, avec l’air militaire, et portant des cheveux gris, bien qu’il fût jeune encore.

Du Roy le salua, puis lui dit :

« Comme je le prévoyais, monsieur le commissaire de police, ma femme dîne avec son amant dans le logement garni qu’ils ont loué rue des Martyrs. »

Le magistrat s’inclina :

« Je suis à votre disposition, monsieur. »

Georges reprit :

« Vous avez jusqu’à neuf heures, n’est-ce pas ? Cette limite passée, vous ne pouvez plus pénétrer dans un domicile particulier pour y constater un adultère.

– Non, monsieur, sept heures en hiver, neuf heures à partir du 31 mars. Nous sommes au 5 avril, nous avons donc jusqu’à neuf heures.

– Eh bien, monsieur le commissaire, j’ai une voiture en bas, nous pouvons prendre les agents qui vous accompagneront, puis nous attendrons un peu devant la porte. Plus nous arriverons tard, plus nous avons de chance de bien les surprendre en flagrant délit.

– Comme il vous plaira, monsieur. »

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Le commissaire sortit, puis revint, vêtu d’un pardessus qui cachait sa ceinture tricolore. Il s’effaça pour laisser passer Du Roy. Mais le journaliste, dont l’esprit était préoccupé, refusait de sortir le premier, et répétait : « Après vous… après vous. »

Le magistrat prononça :

« Passez donc, monsieur, je suis chez moi. »

L’autre, aussitôt, franchit la porte en saluant.

Ils allèrent d’abord au commissariat chercher trois agents en bourgeois qui attendaient, car Georges avait prévenu dans la journée que la surprise aurait lieu ce soir-là. Un des hommes monta sur le siège, à côté du cocher. Les deux autres entrèrent dans le fiacre, qui gagna la rue des Martyrs.

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Du Roy disait :

« J’ai le plan de l’appartement. C’est au second. Nous trouverons d’abord un petit vestibule, puis la chambre à coucher. Les trois pièces se commandent. Aucune sortie ne peut faciliter la fuite. Il y a un serrurier un peu plus loin. Il se tiendra prêt à être réquisitionné par vous. »

Quand ils furent devant la maison indiquée, il n’était encore que huit heures un quart, et ils attendirent en silence pendant plus de vingt minutes. Mais lorsqu’il vit que les trois quarts allaient sonner, Georges dit : « Allons maintenant. » Et ils montèrent l’escalier sans s’occuper du portier, qui ne les remarqua point, d’ailleurs. Un des agents demeura dans la rue pour surveiller la sortie.

Les quatre hommes s’arrêtèrent au second étage, et Du Roy colla d’abord son oreille contre la porte, puis son œil au trou de la serrure. Il n’entendit rien et ne vit rien. Il sonna.

Le commissaire dit à ses agents :

« Vous resterez ici, prêts à tout appel. »

Et ils attendirent. Au bout de deux ou trois minutes Georges tira de nouveau le bouton du timbre plusieurs fois de suite. Ils perçurent un bruit au fond de l’appartement ; puis un pas léger s’approcha. Quelqu’un venait épier. Le journaliste alors frappa vivement avec son doigt plié contre le bois des panneaux.

Une voix, une voix de femme, qu’on cherchait à déguiser, demanda :

« Qui est là ? »

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L’officier municipal répondit :

« Ouvrez, au nom de la loi. »

La voix répéta :

« Qui êtes-vous ?

– Je suis le commissaire de police. Ouvrez, ou je fais forcer la porte. »

La voix reprit :

« Que voulez-vous ?

Et Du Roy dit :

C’est moi. Il est inutile de chercher à nous échapper. »

Le pas léger, un pas de pieds nus, s’éloigna, puis revint au bout de quelques secondes.

Georges dit :

Si vous ne voulez pas ouvrir, nous enfonçons la porte. »

Il serrait la poignée de cuivre, et d’une épaule il poussait lentement. Comme on ne répondait plus, il donna tout à coup une secousse si violente et si vigoureuse que la vieille serrure de cette maison meublée céda. Les vis arrachées sortirent du bois et le jeune homme faillit tomber sur Madeleine qui se tenait debout dans l’antichambre, vêtue d’une chemise et d’un jupon, les cheveux défaits, les jambes dévêtues, une bougie à la main.

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Il s’écria : C’est elle, nous les tenons. » Et il se jeta dans l’appartement. Le commissaire ayant ôté son chapeau, le suivit.

Et la jeune femme effarée s’en vint derrière eux en les éclairant.

Ils traversèrent une salle à manger dont la table non desservie montrait les restes du repas : des bouteilles à champagne vides, une terrine de foies gras ouverte, une carcasse de poulet et des morceaux de pain à moitié mangés.