Laroche-Mathieu murmura :
« Je n’ai rien à dire, faites votre devoir. »
Le commissaire s’adressa à Madeleine :
« Avouez-vous, madame, que monsieur soit votre amant ? »
Elle prononça crânement :
« Je ne le nie pas, il est mon amant !
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– Cela suffit, »
Puis le magistrat prit quelques notes sur l’état et la disposition du logis. Comme il finissait d’écrire, le ministre qui avait achevé de s’habiller et qui attendait, le paletot sur le bras, le chapeau à la main, demanda :
« Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? Que dois-je faire ? Puis-je me retirer ? »
Du Roy se retourna vers lui et souriant avec insolence :
« Pourquoi donc ? Nous avons fini. Vous pouvez vous recoucher, monsieur ; nous allons vous laisser seuls. »
Et posant le doigt sur le bras de l’officier de police :
« Retirons-nous, monsieur le commissaire, nous n’avons plus rien à faire en ce lieu. »
Un peu surpris, le magistrat le suivit ; mais, sur le seuil de la chambre, Georges s’arrêta pour le laisser passer. L’autre s’y refusait par cérémonie.
Du Roy insistait : « Passez donc, monsieur. » Le commissaire dit : « Après vous. » Alors le journaliste salua, et sur le ton d’une politesse ironique : « C’est votre tour, monsieur le commissaire de police. Je suis presque chez moi, ici. »
Puis il referma la porte doucement, avec un air de discrétion.
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Une heure plus tard, Georges Du Roy entrait dans les bureaux de La Vie Française.
M. Walter était déjà là, car il continuait à diriger et à surveiller avec sollicitude son journal qui avait pris une extension énorme et qui favorisait beaucoup les opérations grandissantes de sa banque.
Le directeur leva la tête et demanda :
« Tiens, vous voici ? Vous semblez tout drôle ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner à la maison ? D’où sortez-vous donc ? »
Le jeune homme, qui était sûr de son effet, déclara, en pesant sur chaque mot :
« Je viens de jeter bas le ministre des Affaires étrangères. »
L’autre crut qu’il plaisantait.
« De jeter bas… Comment ?
– Je vais changer le cabinet. Voilà tout ! Il n’est pas trop tôt de chasser cette charogne. »
Le vieux, stupéfait, crut que son chroniqueur était gris. Il murmura :
« Voyons, vous déraisonnez.
– Pas du tout. Je viens de surprendre M. Laroche-Mathieu en flagrant délit d’adultère avec ma femme. Le commissaire de police a constaté la chose. Le ministre est foutu. »
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Walter, interdit, releva tout à fait ses lunettes sur son front et demanda :
« Vous ne vous moquez pas de moi ?
– Pas du tout. Je vais même faire un écho là-dessus.
– Mais alors que voulez-vous ?
– Jeter bas ce fripon, ce misérable, ce malfaiteur public ! »
Georges posa son chapeau sur un fauteuil, puis ajouta :
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« Gare à ceux que je trouve sur mon chemin. Je ne pardonne jamais. »
Le directeur hésitait encore à comprendre. Il murmura :
« Mais… votre femme ?
– Ma demande en divorce sera faite dès demain matin. Je la renvoie à feu Forestier.
– Vous voulez divorcer ?
– Parbleu. J’étais ridicule. Mais il me fallait faire la bête pour les surprendre. Ça y est. Je suis maître de la situation. »
M. Walter n’en revenait pas ; et il regardait Du Roy avec des yeux effarés, pensant : « Bigre. Ç’est un gaillard bon à ménager. »
Georges reprit :
« Me voici libre… J’ai une certaine fortune. Je me présenterai aux élections au renouvellement d’octobre, dans mon pays où je suis fort connu. Je ne pouvais pas me poser ni me faire respecter avec cette femme qui était suspecte à tout le monde. Elle m’avait pris comme un niais, elle m’avait enjôlé et capturé. Mais depuis que je savais son jeu, je la surveillais, la gredine. »
Il se mit à rire et ajouta :
« C’est ce pauvre Forestier qui était cocu… cocu sans s’en douter, confiant et tranquille. Me voici débarrassé de la teigne
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qu’il m’avait laissée. J’ai les mains déliées. Maintenant, j’irai loin. »
Il s’était mis à califourchon sur une chaise. Il répéta, comme s’il eût songé : « J’irai loin. »
Et le père Walter le regardait toujours de ses yeux découverts, ses lunettes restant relevées sur le front, et il se disait : « Oui, il ira loin, le gredin. »
Georges se releva :
« Je vais rédiger l’écho. Il faut le faire avec discrétion. Mais vous savez, il sera terrible pour le ministre. C’est un homme à la mer. On ne peut pas le repêcher. La Vie Française n’a plus d’intérêt à le ménager. »
Le vieux hésita quelques instants, puis il en prit son parti :
« Faites, dit-il, tant pis pour ceux qui se fichent dans ces pétrins-là. »
– 503 –
– IX –
Trois mois s’étaient écoulés. Le divorce de Du Roy venait d’être prononcé. Sa femme avait repris son nom de Forestier, et comme les Walter devaient partir, le 15 juillet, pour Trouville, on décida de passer une journée à la campagne, avant de se séparer.
On choisit un jeudi, et on se mit en route dès neuf heures du matin, dans un grand landau de voyage à six places, attelé en poste à quatre chevaux.
– 504 –
On allait déjeuner à Saint-Germain, au pavillon Henri-IV.
Bel-Ami avait demandé à être le seul homme de la partie, car il ne pouvait supporter la présence et la figure du marquis de Cazolles. Mais, au dernier moment, il fut décidé que le comte de Latour-Yvelin serait enlevé, au saut du lit. On l’avait prévenu la veille.
La voiture remonta au grand trot l’avenue des Champs-
Élysées, puis traversa le bois de Boulogne.
Il faisait un admirable temps d’été, pas trop chaud. Les hirondelles traçaient sur le bleu du ciel de grandes lignes courbes qu’on croyait voir encore quand elles étaient passées.
Les trois femmes se tenaient au fond du landau, la mère entre ses deux filles ; et les trois hommes, à reculons, Walter entre les deux invités.
On traversa la Seine, on contourna le Mont-Valérien, puis on gagna Bougival, pour longer ensuite la rivière jusqu’au Pecq.
Le comte de Latour-Yvelin, un homme un peu mûr à longs favoris légers, dont le moindre souffle d’air agitaient les pointes, ce qui faisait dire à Du Roy : « Il obtient de jolis effets de vent dans sa barbe », contemplait Rose tendrement. Ils étaient fiancés depuis un mois.
Georges, fort pâle, regardait souvent Suzanne, qui était pâle aussi. Leurs yeux se rencontraient, semblaient se concerter, se comprendre, échanger secrètement une pensée, puis se fuyaient. Mme Walter était tranquille, heureuse.
Le déjeuner fut long. Avant de repartir pour Paris, Georges proposa de faire un tour sur la terrasse.
– 505 –
On s’arrêta d’abord pour examiner la vue. Tout le monde se mit en ligne le long du mur et on s’extasia sur l’étendue de l’horizon. La Seine, au pied d’une longue colline, coulait vers Maisons-Laffitte, comme un immense serpent couché dans la verdure. À droite, sur le sommet de la côte, l’aqueduc de Marly projetait sur le ciel son profil énorme de chenille à grandes pattes, et Marly disparaissait, au-dessous, dans un épais bouquet d’arbres.