Выбрать главу

Par la plaine immense qui s’étendait en face, on voyait des villages, de place en place. Les pièces d’eau du Vésinet faisaient des taches nettes et propres dans la maigre verdure de la petite forêt. À gauche, tout au loin, on apercevait en l’air le clocher pointu de Sartrouville.

Walter déclara :

« On ne peut trouver nulle part au monde un semblable panorama. Il n’y en a pas un pareil en Suisse. »

Puis on se mit en marche doucement pour faire une promenade et jouir un peu de cette perspective.

Georges et Suzanne restèrent en arrière. Dès qu’ils furent écartés de quelques pas, il lui dit d’une voix basse et contenue :

« Suzanne, je vous adore. Je vous aime à en perdre la tête. »

Elle murmura :

« Moi aussi, Bel-Ami. »

Il reprit :

– 506 –

« Si je ne vous ai pas pour femme, je quitterai Paris et ce pays. »

Elle répondit :

« Essayez donc de me demander à papa. Peut-être qu’il voudra bien. »

Il eut un petit geste d’impatience :

« Non, je vous le répète pour la dixième fois, c’est inutile.

On me fermera la porte de votre maison ; on m’expulsera du journal ; et nous ne pourrons plus même nous voir. Voilà le joli résultat auquel je suis certain d’arriver par une demande en règle. On vous a promise au marquis de Cazolles. On espère que vous finirez par dire : « Oui. » Et on attend. »

Elle demanda :

« Qu’est-ce qu’il faut faire alors ? »

Il hésitait, la regardant de côté :

« M’aimez-vous assez pour commettre une folie ? »

Elle répondit résolument :

« Oui.

– Une grande folie ?

– Oui.

– 507 –

– La plus grande des folies ?

– Oui.

– Aurez-vous aussi assez de courage pour braver votre père et votre mère ?

– Oui.

– Bien vrai ?

– Oui.

– Eh bien, il y a un moyen, un seul ! Il faut que la chose vienne de vous, et pas de moi. Vous êtes une enfant gâtée, on vous laisse tout dire, on ne s’étonnera pas trop d’une audace de plus de votre part. Écoutez donc. Ce soir, en rentrant, vous irez trouver votre maman, d’abord, votre maman toute seule. Et vous lui avouerez que vous voulez m’épouser. Elle aura une grosse émotion et une grosse colère… »

Suzanne l’interrompit :

« Oh ! maman voudra bien. »

Il reprit vivement :

« Non. Vous ne la connaissez pas. Elle sera plus fâchée et plus furieuse que votre père. Vous verrez comme elle refusera.

Mais vous tiendrez bon, vous ne céderez pas ; vous répéterez que vous voulez m’épouser, moi, seul, rien que moi. Le ferez-vous ?

– Je le ferai.

– 508 –

– Et en sortant de chez votre mère, vous direz la même chose à votre père, d’un air très sérieux et très décidé.

– Oui, oui. Et puis ?

– Et puis, c’est là que ça devient grave. Si vous êtes résolue, bien résolue, bien, bien, bien résolue à être ma femme, ma chère, chère petite Suzanne… Je vous… je vous enlèverai ! »

Elle eut une grande secousse de joie et faillit battre des mains.

« Oh ! quel bonheur ! vous m’enlèverez ? Quand ça m’enlèverez-vous ? »

Toute la vieille poésie des enlèvements nocturnes, des chaises de poste, des auberges, toutes les charmantes aventures

– 509 –

des livres lui passèrent d’un coup dans l’esprit comme un songe enchanteur prêt à se réaliser.

Elle répéta :

« Quand ça m’enlèverez-vous ? »

Il répondit très bas :

« Mais… ce soir… cette nuit. »

Elle demanda, frémissante :

« Et où irons-nous ?

– Ça, c’est mon secret. Réfléchissez à ce que vous faites.

Songez bien qu’après cette fuite vous ne pourrez plus être que ma femme ! C’est le seul moyen, mais il est… il est très dangereux… pour vous. »

Elle déclara :

« Je suis décidée… où vous retrouverai-je ?

– Vous pourrez sortir de l’hôtel, toute seule ?

– Oui. Je sais ouvrir la petite porte.

– Eh bien, quand le concierge sera couché, vers minuit, venez me rejoindre place de la Concorde. Vous me trouverez dans un fiacre arrêté en face du ministère de la Marine.

– J’irai.

– 510 –

– Bien vrai ?

– Bien vrai. »

Il lui prit la main et la serra :

« Oh ! que je vous aime ! Comme vous êtes bonne et brave !

Alors, vous ne voulez pas épouser M. de Cazolles ?

– Oh ! non.

– Votre père s’est beaucoup fâché quand vous avez dit non ?

– Je crois bien, il voulait me remettre au couvent.

– Vous voyez qu’il est nécessaire d’être énergique.

– Je le serai. »

Elle regardait le vaste horizon, la tête pleine de cette idée d’enlèvement. Elle irait plus loin que là-bas… avec lui !… Elle serait enlevée !… Elle était fière de ça ! Elle ne songeait guère à sa réputation, à ce qui pouvait lui arriver d’infâme. Le savait-elle, même ? Le soupçonnait-elle ?

Mme Walter, se retournant, cria :

« Mais viens donc, petite. Qu’est-ce que tu fais avec Bel-Ami ? »

Ils rejoignirent les autres. On parlait des bains de mer où on serait bientôt.

– 511 –

Puis on revint par Chatou pour ne pas refaire la même route.

George ne disait plus rien. Il songeait : Donc, si cette petite avait un peu d’audace, il allait réussir, enfin ! Depuis trois mois, il l’enveloppait dans l’irrésistible filet de sa tendresse. Il la séduisait, la captivait, la conquérait. Il s’était fait aimer par elle, comme il savait se faire aimer. Il avait cueilli sans peine son âme légère de poupée.

Il avait obtenu d’abord qu’elle refusât M. de Cazolles. Il venait d’obtenir qu’elle s’enfuît avec lui. Car il n’y avait pas d’autre moyen.

Mme Walter, il le comprenait bien, ne consentirait jamais à lui donner sa fille. Elle l’aimait encore, elle l’aimerait toujours, avec une violence intraitable. Il la contenait par sa froideur calculée, mais il la sentait rongée par une passion impuissante et vorace. Jamais il ne pourrait la fléchir. Jamais elle n’admettrait qu’il prît Suzanne.

Mais une fois qu’il tiendrait la petite au loin, il traiterait de puissance à puissance, avec le père.

Pensant à tout cela, il répondait par phrases hachées aux choses qu’on lui disait et qu’il n’écoutait guère. Il parut revenir à lui lorsqu’il rentra dans Paris.

Suzanne aussi songeait ; et le grelot des quatre chevaux sonnait dans sa tête, lui faisait voir des grandes routes infinies sous des clairs de lune éternels, des forêts sombres traversées, des auberges au bord du chemin, et la hâte des hommes d’écurie à changer l’attelage, car tout le monde devine qu’ils sont poursuivis.

– 512 –

Quand le landau fut arrivé dans la cour de l’hôtel, on voulut retenir Georges à dîner. Il refusa et revint chez lui.

Après avoir un peu mangé, il mit de l’ordre dans ses papiers comme s’il allait faire un grand voyage. Il brûla des lettres compromettantes, en cacha d’autres, écrivit à quelques amis.

De temps en temps il regardait la pendule, en pensant : « Ça doit chauffer là-bas. » Et une inquiétude le mordait au cœur. S’il allait échouer ? Mais que pouvait-il craindre ? Il se tirerait toujours d’affaire ! Pourtant c’était une grosse partie qu’il jouait, ce soir-là !

Il ressortit vers onze heures, erra quelque temps, prit un fiacre et se fit arrêter place de la Concorde, le long des arcades du ministère de la Marine.