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— Je suis lépreux !... LEPREUX !

Puis il se retourna, la regarda, étouffa une exclamation de douleur. Jamais il ne lui avait vu ce visage de crucifiée. Elle avait fermé les yeux et de lourdes larmes roulaient lentement sur les joues pâles. Debout, très droite, les mains devant sa bouche, elle semblait ne se soutenir que par quelque prodige. Elle était si fragile, si désarmée, qu'instinctivement il tendit les bras... les laissa retomber presque aussitôt. Même cette dernière joie, pleurer ensemble, l'un contre l'autre, leur était refusée... Elle haletait doucement, à petits coups, comme la biche forcée qui n'a plus d'espérance. Il l'entendit murmurer :

— Ce n'est... pas possible ! Pas possible !

Le cri d'un oiseau qui rayait le ciel d'un vol rapide vint meubler le silence, fit entrer dans cette chambre le souffle de la terre, l'appel de la réalité. Catherine ouvrit les yeux et Arnaud, qui, ravagé d'angoisse, avait guetté le moment où les douces prunelles violettes se poseraient de nouveau sur lui, sentit son cœur fondre. Il n'y avait, dans leur profondeur chaude, ni dégoût, ni horreur... rien qu'un amour sans plus de limites que le grand ciel bleu. Les belles lèvres rondes s'entrouvrirent pour un sourire lumineux de tendresse.

— Que m'importe ? dit-elle doucement. La mort nous a guettés, jour après jour, depuis des années, qu'importe la façon dont elle nous emportera? Ton mal sera le mien ; si tu es lépreux, je serai lépreuse, là où tu iras, j'irai et quel que soit le destin qui nous attend, il sera le bienvenu s'il nous laisse ensemble ! Ensemble, Arnaud, toi et moi, pour toujours...

réprouvés, retranchés du monde, maudits et frappés d'anathème, mais ensemble !

Sa beauté, transfigurée par son amour, avait à cet instant pris un tel éclat qu'Arnaud, ébloui, ferma les yeux à son tour.

Il ne la vit pas ouvrir les bras, courir à lui. C'est seulement quand elle fut tout contre lui, qu'elle glissa ses bras autour de son cou qu'il revint sur terre, voulut la repousser, mais elle tenait bon, lui imposant le supplice délicieux et terrible d'avoir, si près des lèvres, le doux visage aimé.

— Ma douce, murmura-t-il d'une voix brisée, ce n'est pas possible ! S'il n'y avait au monde que toi et moi j'ouvrirais mes bras et, n'écoutant que mon égoïste amour, je t'emporterais dans un lieu si écarté, si désert que nul, jamais, ne nous y retrouverait. Mais il y a notre enfant. Michel ne peut demeurer seul au monde.

— Il a sa grand-mère !

— Elle est âgée, faible, solitaire elle aussi. Elle ne peut rien pour lui que pleurer sur son malheur. Catherine, c'est toi qui, maintenant, es la dernière des Montsalvy, leur unique espoir. Tu es brave, tu es forte... Tu sauras lutter pour ton fils, tu rebâtiras Montsalvy.

— Sans toi ? Je ne pourrai jamais ! Et toi, que deviendras-tu ?

— Moi ?

Il se détourna, fit quelques pas, alla jusqu'à la fenêtre ouverte, regarda un instant la vallée où éclatait le printemps, tendit le bras vers le sud.

Là-bas, dit-il, à mi-route entre ici et Montsalvy, les chanoines d'Aurillac ont élevé, jadis, une maladrerie où vivent ceux qui sont désormais mes frères. Ils étaient nombreux, autrefois, ils ne sont plus que quelques-uns, gardés par un bénédictin.

C'est là que je vais aller.

Une lourde peine emplit le cœur de Catherine.

— Toi, dans une léproserie ? Toi, avec...

Elle n'ajouta pas : avec ton orgueil, ta violence, ta fierté de race, toi la vie même, l'amant passionné de la guerre et des grands coups d'épée, condamné à la mort lente, la pire des morts ?... Mais la douleur de sa voix le disait. Arnaud le comprit et, tendrement, lui sourit.

— Oui ! Du moins je respirerai le même air que toi, je verrai, de loin et jusqu'au dernier souffle, les montagnes de mon pays, les arbres et le ciel que tu verras. Je serai mort pour toi, Catherine, mais peut- être n'auras-tu plus envie de t'en aller...

— Tu as pu croire que, maintenant...

— Non. Je sais que tu resteras. Promets-moi d'être pour Michel à la fois la mère et le père, de vivre pour lui comme tu aurais vécu pour moi, dis, le promets- tu ?

Aveuglée par les larmes, elle cacha sa figure dans ses mains pour ne plus voir, dans l'ogive de la fenêtre, cette mince silhouette noire qui semblait, déjà, ne plus appartenir à la terre. Des sanglots déchiraient sa poitrine, mais elle les retenait de toutes ses forces.

— Je t'aime... balbutia-t-elle. Je t'aime, Arnaud.

— Je t'aime, Catherine. Quand je ne serai plus qu'un monstre, qu'un déchet humain trop affreux pour affronter le regard des autres, je t'aimerai encore et le souvenir de notre amour, de sa lumière, m'aidera. Je voulais m'en aller chercher la mort quelque part, en pays infidèle, les armes à la main, mais, si c'est la volonté de Dieu, mieux vaut mourir ici, sur cette terre qui est mienne et à laquelle, un jour, je retournerai...

Sa voix semblait venir de loin, elle s'affaiblissait. Catherine laissa tomber ses mains, ouvrit les yeux et poussa un cri angoissé :

— Arnaud !

Mais il n'était plus là. Silencieusement, il avait quitté la pièce.

Ce soir-là, il fallut que Sara s'enfermât avec Catherine dans sa chambre, que Gauthier se couchât en travers de la porte. La jeune femme, oubliant la résignation qu'Arnaud l'avait suppliée de garder, voulait courir à la suite de son époux. Il était allé chercher refuge chez le bon curé de Carlat, car la nouvelle s'était répandue dans le village et dans le château comme une traînée de poudre, y semant la terreur. Le mal terrible avait frappé et chacun tremblait maintenant, des plus rudes soldats aux plus humbles bergers, cherchant à se rappeler quels contacts il avait pu avoir avec le réprouvé. Une rumeur était montée dans le soir, jusqu'aux murs du château. Les gens criaient, réclamant que le lépreux fût conduit sur l'heure à la maladrerie. Il avait fallu que le vieux curé se fâchât, jurât qu'il s'en irait avec Arnaud si l'on tentait quoi que ce soit contre lui. La peur était si grande que les paysans terrifiés eussent été capables de mettre le feu à toute maison qui l'eût recueilli. Seul, le presbytère, lieu sacré, pouvait échapper.

Pour la première fois, le vieux Jean de Cabanes s'était présenté chez Catherine. Il s'était incliné avec respect devant la jeune femme en deuil et lui avait annoncé que, le lendemain, l'homme contaminé serait conduit, selon la loi, à la maladrerie de Calves après l'ultime messe que, dans l'église du village, on dirait pour lui. Il voulait savoir si Mme de Montsalvy souhaitait assister à la cruelle cérémonie.

— Vous n'en doutez pas, je pense ? avait répondu Catherine durement.

Pour le revoir encore, pour être avec lui, fût-ce un instant encore, elle serait allée jusqu'en enfer.

Et maintenant, la nuit était venue. Les gens de Carlat s'étaient barricadés chez eux après avoir marqué d'une croix jaune la porte du presbytère. Les gardes étaient entassés dans le corps de garde, osant à peine surveiller les créneaux par peur, peut-être, de voir se lever dans les ténèbres la forme lugubre de la mort rouge. Les quelques sentinelles que les menaces de Kennedy avaient obligées de prendre leur garde grelottaient de peur aux créneaux. Debout à sa fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine, Catherine regardait les ombres noires, cherchant à deviner, dans la seconde enceinte, la maison qui était le dernier refuge d'Arnaud. Ses yeux étaient secs, son front brûlait. Elle gardait maintenant un silence farouche.

Assise dans un fauteuil, à quelques pas d'elle, Isabelle de Montsalvy gardait le même silence. Les doigts pâles de la vieille dame égrenaient un chapelet. Catherine, elle, ne pouvait plus prier. Dieu était trop haut, trop loin pour que les misérables prières humaines pussent l'atteindre. Il avait accordé à Catherine le souhait né au plus fort de sa fièvre : revoir le bien-aimé, le toucher encore une fois. Mais de quel prix lui faisait-il payer cette faveur ?