— Mon amour !... balbutia tout bas Catherine... Mon pauvre amour !
La voix cassée du prêtre s'élevait maintenant, frêle et pitoyable, tandis que le sacristain, un paysan blême aux gestes maladroits, disposait deux cierges de chaque côté d'Arnaud.
— Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpétua luceat eis...
Comme dans un songe affreux, Catherine suivit sans voir, écouta sans entendre, se dérouler cette messe de funérailles d'un mort vivant. Tout à l'heure, Arnaud de Montsalvy aurait cessé d'exister aussi sûrement que si la main du bourreau avait tranché sa tête. Il ne serait plus qu'un inconnu cloîtré dans une ladrerie, un être encore vivant mais sans nom, sans humanité, un peu de chair souffrante derrière des portes qui ne s'ouvriraient plus pour lui. Et elle... elle serait veuve ! Un mouvement de révolte s'empara d'elle. Elle eut envie de se ruer, tout à coup, au milieu de cette messe sacrilège, d'arracher cet homme qu'elle adorait à toutes ces mains peureuses comme, jadis, elle avait tenté d'arracher Michel, son frère, à la populace parisienne. Oui, c'était cela... courir à lui, prendre sa main, fuir ! Mais il n'y avait plus l'astuce joyeuse de Landry, ni le solide bon sens de Barnabé. Personne ne l'aiderait, personne ne comprendrait... Gauthier peut-être ?... Mais le géant était resté au-dehors de l'église où il n'entrait jamais et ces paysans formaient une masse compacte. Jamais Arnaud et elle ne pourraient franchir ce mur vivants... D'ailleurs, accepterait-il de la suivre, lui qui avait mis tout son amour à la protéger de lui- même ?
La conscience de sa faiblesse faillit abattre le courage de Catherine. Des larmes brûlantes montèrent à ses yeux. D'un geste enfantin, elle étendit une de ses mains devant elle, la regarda avec horreur, comme pour lui reprocher sa faiblesse.
Des mains qui n'avaient pas su retenir l'amour, qui n'avaient pas su deviner, sur le corps de l'homme aimé, les symptômes du mal terrible, contracté sans doute dans l'infecte geôle où l'avait tenu La Trémoille.
La Trémoille ! L'épaisse silhouette du gros chambellan évoquée dans cette église perdue alluma en Catherine la soif de vengeance. Elle ne savait pas combien de temps elle résisterait à sa douleur d'amour, mais cet homme, qui était cause de tous leurs malheurs, qui les avait poursuivis d'une haine implacable et stupide, celui-là, il faudrait qu'il paie, qu'il paie très cher pour que Montsalvy puisse revivre, pour qu'un avenir ensoleillé s'ouvrît devant Michel et pour qu'elle-même pût enfin mourir apaisée.
— Je te jure, fit-elle entre ses dents serrées, je jure de te venger ! Devant Dieu qui m'entend, j'en fais le serment solennel !
La messe était finie. Le prêtre maintenant disait l'absoute. Les nuages de l'encens entouraient l'homme agenouillé qui, déjà, pour tous, avait cessé de vivre. Puis l'eau sainte tomba sur lui et la dernière bénédiction. Et, soudain, le cœur de Catherine tressaillit de souffrance. La voix d'Arnaud s'élevait sous la voûte noircie. Il chantait et c'était le chant de sa propre mort.
— Aie pitié de moi, Seigneur, dans ta grande bonté ! En ta miséricorde immense, efface mon forfait. Lave-moi, lave-moi encore de mon iniquité, purifie- moi de mon péché, car je connais ma faute, et mon péché, toujours, est devant moi !
Détourne ta face de mes fautes et que tressaillent les os que tu as brisés...
Jamais encore elle ne l'avait entendu chanter. Sa voix, grave et profonde, avait une beauté poignante qui bouleversait l'âme. C'était l'adieu désespéré à la vie d'un homme qui l'aimait passionnément... Les oreilles de Catherine s'emplirent d'un bourdonnement d'orage. Une nausée lui monta aux lèvres. Elle sentit qu'elle allait s'évanouir et se cramponna au banc de bois grossier, si mal équarri qu'une écharde pénétra dans son doigt. La douleur la ranima... Auprès d'elle, la mère sanglotait sans retenue, écroulée des deux genoux à même la pierre du sol.
Catherine ne voyait plus clair. Les larmes doublaient le voile noir, brouillant tout. Elle devina plus qu'elle ne la vit la silhouette d'Arnaud qui s'était levé et qui, chantant toujours, s'avançait maintenant, seul vers la sortie. Alors, elle arracha son voile, offrant à l'homme qui s'en allait son visage nu et ruisselant comme un dernier cadeau, un visage dont aucune mèche dorée n'adoucissait le masque douloureux. Seule, la flèche noire du hennin couronnait l'ovale mince et pur.
Fasciné, malgré lui, par ces yeux trop grands, ce visage trop nu, Arnaud s'arrêta. Le chant mourut sur ses lèvres. Son regard ardent plongea, une dernière fois, dans les beaux yeux noyés, mais il ne dit rien. Il était si près d'elle que Catherine l'entendit respirer fortement... Il fit un pas, il allait passer devant elle. Alors, elle dénoua ce qu'elle avait apporté depuis le château, serré dans un voile. Sur le pauvre dallage disjoint de l'église, un flot d'or vivant se répandit, coula brillant, soyeux, jusqu'aux pieds d'Arnaud : la chevelure de Catherine, l'éblouissante parure dont elle avait été si fière, qu'un prince avait célébrée et que lui-même avait tant aimée... Quand l'aube de ce jour de malheur s'était levée, elle l'avait tranchée, impitoyablement, avec la dague même qui avait tué Marie de Comborn.
Arnaud blêmit et chancela. Une larme roula le long de sa joue creusée, se perdit dans le daim noir de son pourpoint. Il ferma les yeux et Catherine crut qu'il allait tomber. Mais non !... Lentement, il mit un genou en terre, ramassa à pleines mains la masse de cheveux dorés, puis, la serrant contre son cœur comme un trésor, il se releva et marcha sans se retourner vers l'ogive lumineuse de la porte. Quand il apparut au jour, le soleil fit étinceler la moisson d'amour qu'il emportait. Saisis de terreur, les paysans reculèrent encore, mais il ne les voyait pas. Un sourire aux lèvres, les yeux levés vers le ciel bleu, il ne voyait même pas, au détour du chemin, le moine en robe brune qui l'attendait, portant le camail rouge et la robe grise marquée d'un cœur rouge et aussi la crécelle qui allaient être les vêtements du lépreux et tout son équipement guerrier. Plus d'épées scintillantes, plus d'habits somptueux, rien que cette livrée de misère et cette crécelle qui signalait, de loin, l'approche des réprouvés. Les cloches de l'église s'étaient remises à sonner le glas...
Oubliant Isabelle, Catherine s'était traînée plus qu'elle n'avait marché jusqu'au porche, s'y agrippait... Ses jambes tremblaient, elle les sentait fléchir, mais une main vigoureuse la remit debout.
— Tenez bon, dame Catherine ! fit la voix enrouée de Gauthier... Pas devant ces gens !
Mais elle non plus ne voyait rien, que la silhouette noire de l'homme qui s'en allait, du soleil plein les mains. Sur le rempart, pour étouffer le son sinistre des cloches, une trompette sonna et, aussitôt, tout au long du rocher, les cornemuses entamèrent un chant triste et lent où, pourtant, résonnaient encore les rumeurs de la guerre. C'était le dernier adieu de Kennedy à son compagnon d'armes.
Là-bas, Arnaud avait rejoint le moine. L'appel des cornemuses le fit se retourner une dernière fois. Il regarda le village, le château sur son éperon orgueilleux, puis le visage gris et pitoyable du bénédictin.
— Adieu la vie !... murmura-t-il, adieu l'amour !...
— Mon -fils, dit doucement le moine, songez à Dieu !...
Mais pour lui aussi, Dieu était trop loin. Une fureur désespérée s'empara d'Arnaud. Sa voix s'enfla, si fort que l'écho la renvoya aux quatre horizons de la vallée.
— Adieu, Catherine ! cria-t-il.
Cette voix... la voix de son amour, pouvait-elle, l'épouse solitaire, la laisser sans réponse ? La même révolte suprême qui avait arraché cette plainte immense à la gorge d'Arnaud passa dans l'âme de Catherine. Elle s'arracha des mains de Gauthier, s'élança sur le chemin rocailleux, tendant follement les bras vers celui que le moine emmenait.