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Il ne faut point y aller, ma mie. L'endroit a mauvais renom et le baron de Rais n'est pas un homme à fréquenter pour une femme belle et riche. Encore moins peut-être son vieux brigand d'aïeul. Savez-vous qu'après avoir contraint la petite Catherine de Thouars à fuir avec lui et à l'épouser, pour s'emparer de ses grands biens, Gilles de Rais, ensuite, a fait enlever sa belle-mère, la dame Béatrice de Montjean, et, sous menace d'être cousue en un sac et jetée en Loire, l'a contrainte à lui abandonner ses deux châteaux forts de Tiffauges et de Pouzauges. Ce sont des choses que l'on sait, dans nos pays.

— La Reine, pourtant, s'y est rendue.

— Quelque peu contrainte et forcée ! Ces gens n'ont point craint d'arrêter son cortège, de malmener ses gens. Croyez-moi, mon amie, ils ne craignent ni Dieu ni Diable. L'intérêt seul les mène, et leur bon plaisir...

Catherine, alors, avait souri gentiment à sa vieille amie. Elle lui avait jeté les bras autour du cou et l'avait embrassée chaleureusement.

— Je ne suis plus une jouvencelle, dame Mathilde, et riche ne le suis plus guère. Toute ma fortune tient, pour le moment, dans ce petit sac d'écus cousu à mon jupon, car mes joyaux sont demeurés à Rouen, à la garde de Jean Son, jusqu'à ce que frère Etienne ait le moyen de me les rapporter. Je ne serai pas d'une bien intéressante prise pour des seigneurs pirates... et je crois en la parole de monseigneur de Rais. Il a juré d'arracher Arnaud de Montsalvy à Richard Venables. Je gage qu'il le fera.

Jacques Boucher, alors, avait soupiré, le front soucieux.

— Il est cousin de La Trémoille, qui gouverne entièrement notre sire le Roi, et tout dévoué à sa cause, si ce que l'on dit est vrai.

— Mais il est avant tout capitaine du Roi, s'entêta Catherine. Et je n'ai pas le choix si je veux rejoindre messire de Montsalvy.

Rien, les Boucher l'avaient compris, n'empêcherait Catherine de se rendre chez l'inquiétant Angevin. Ils n'avaient pas insisté, mais, en embrassant Catherine au moment des adieux, dame Mathilde avait glissé à son cou une belle médaille d'or représentant sa sainte patronne et, dans sa main, un petit reliquaire d'émail où reposait un infime fragment d'os de saint Jacques.

En recevant ce présent, Catherine avait failli sourire car il avait ramené à sa mémoire tout un monde de souvenirs. Elle revoyait la masure de Barnabé, dans la grande Cour des Miracles de Paris, et aussi le Coquil- lard avec son grand nez, ses longues jambes et ses doigts souples, éclairés par un feu de branches mortes. Combien de fois l'avait-elle regardé, avec de grands yeux ronds, enfermer de semblables fragments dans des boîtes toutes pareilles ? Elle entendait encore la voix goguenarde de Mâchefer, le roi des Truands, qui disait :

« Depuis le temps que tu le mets en boîte, il devrait être aussi gros que l'éléphant du grand Charlemagne, ton saint Jacques... »

Peut-être ce reliquaire-là était-il sorti, lui aussi, des mains industrieuses de Barnabé et, dans ce cas, la sainteté de la relique était plus que douteuse, mais il n'en fut que plus cher à Catherine. Ces quelques onces de cuivre doré formaient un pont avec les jours d'autrefois. C'était comme une main amie, tendue hors du tombeau et par-delà les années évanouies...

Serrant la boîte au creux de sa main, elle avait embrassé Mathilde avec des larmes dans les yeux.

C'était à tout cela que pensait Catherine en avançant vers le rébarbatif et superbe château. Instinctivement, sa main gantée de daim fauve chercha sur son corsage l'infime renflement qui marquait la place du petit reliquaire, s'y crispa un instant, comme pour demander à l'ombre de Barnabé le courage nécessaire. Mais, au moment où elle allait engager sa monture sous la voûte de la barbacane, une petite troupe de soldats en sortit, traînant dans la poussière leurs longues piques et leurs pieds chaussés de gros cuir. Traînant aussi un homme en loques, aux mains liées derrière le dos et dont les yeux clignaient dans le soleil couchant. Un autre homme en robe de drap noir à gros plis serrés dans une ceinture qui supportait un encrier, transpirant sous un lourd chaperon de même étoffe, suivait, un rouleau de parchemin scellé de rouge à la main.

La troupe prit le chemin qui suivait le bord de l'étang et se perdit sous les branches pendantes. Comprenant que le prisonnier allait à la mort, les deux femmes, d'un même mouvement, se signèrent et Catherine frissonna car, au passage, le regard du condamné s'était posé sur le sien et elle y avait lu une angoisse affreuse, une souffrance à peine humaine.

— Pas le moindre moine pour assister un homme à son heure dernière, marmotta Sara. Chez quelle sorte de mécréants allons-nous tomber ?

La main de Catherine se serra plus fort sur sa poitrine et la tentation lui vint, irrésistible, de rebrousser chemin. Ne pourrait-elle plutôt prendre logis en quelque auberge de ce village ou même chez l'un des habitants et guetter le retour de Gilles de Rais ? Mais elle songea aussitôt que, si des nouvelles arrivaient au château, elle n'en saurait rien. Elle songea aussi que Gilles de Rais n'était sans doute point encore arrivé, qu'il était indigne d'elle d'avoir peur d'un vieillard et que, peut-être, Arnaud ne viendrait point jusque-là, mais lui ferait savoir où le rejoindre.

D'ailleurs, à cet instant précis, la corne d'un guetteur mugit au-dessus de sa tête, haut dans le ciel, tandis qu'une voix rude demandait :

— Que voulez-vous, étrangers, et pourquoi vous approchez-vous de ce château ?

Sans laisser à Catherine le temps de répondre, Gauthier poussa sa mule et se dressa sur ses étriers, les mains en porte-voix.

La très noble et très puissante dame - la formule rituelle fit intérieurement sourire Catherine dont la puissance n'était plus que souvenir Catherine de Brazey, priée par monseigneur de Rais, demande l'entrée, l'ami. Préviens ton maître et fais vite.

Nous n'avons point coutume d'attendre.

Sara, saisie par la hauteur du ton, dédia au géant un regard stupéfait. Il était écrit que ce garçon la surprendrait toujours.

Où avait-il pris, soudain, ces manières que n'eût point désavouées un authentique héraut ? Mais cette hauteur avait été efficace. Le chapeau de fer du soldat disparut du créneau couvert par le haut toit pointu de la tour. Tandis qu'il s'en allait aux ordres, courant sans doute de toute la vitesse de ses jambes, la petite troupe franchit la barbacane et s'avança sur le pont dormant, coupé net au-dessus des eaux de l'étang qui emplissaient les douves verdies de roseaux et de cresson.

Devant eux, plaqué contre les hauts murs noircis, le pont-levis relevé montrait son formidable tissu d'énormes madriers en cœur de chêne et de gigantesques ferrures. Les murailles s'élevaient, vertigineuses, au-dessus de leur tête, à peine crevées de place en place par de minces meurtrières, si hautes que les rugosités des pierres disparaissaient pour se perdre dans l'ombre des hourds en surplomb. Sous les mâchicoulis, de longues dégoulinures épaisses et noires, presque vernies, parlaient d'anciens assauts et de vigoureuses défenses. Champtocé était semblable à ces vieux guerriers raidis dans leur carapace de fer que rien ne peut abattre ni courber et qui savent mourir debout, soutenus par leur orgueil et le sentiment de leur invulnérabilité.

Sur la tour de guette, une trompe sonna longuement. Le soleil disparu, le ciel verdissait rayé par le vol croassant des corbeaux. Avec une solennelle lenteur et un grondement apocalyptique, le grand pont- levis s'abaissa...

L'incroyable somptuosité de la grande salle de Champtocé impressionna Catherine, cependant habituée aux splendeurs de Bruges et de Dijon, aux accumulations de richesses et d'élégance du palais de Bourges ou du château de Mehun-sur-Yèvre, où le roi Charles aimait à tenir sa cour. Sur des dressoirs et des crédences s'étalait une fortune de plats massifs, constellés de gemmes, de coupes scintillantes, de statuettes aux émaux précieux et, posé sur une table, entre deux tabourets couverts de velours bleu, un merveilleux échiquier de cristal vert et d'or attendait les joueurs. Quant au banc seigneurial, il était tout drapé d'or frisé et brillait autant qu'une chape d'évêque sous la lumière d'une forêt de longues chandelles de cire rouge.