— Est-ce que nous restons ici ? demanda-t-elle avant que Catherine ait pu ouvrir la bouche. J'ai appris que la Reine est à Amboise.
— Je le sais aussi, répondit Catherine en dénouant les cordons de son ample manteau, et je voulais repartir demain.
Mais nos hôtes ont insisté pour que nous demeurions quelques jours. Il eût été grossier de refuser.
— Quelques jours ? fit Sara d'un ton soupçonneux. Combien ?
— Je ne sais pas au juste, quatre ou cinq, peut-être une semaine au plus.
Mais, loin de s'éclairer, le visage de Sara parut se rembrunir. Elle hocha la tête.
— Mieux vaudrait partir immédiatement ! Cette maison ne me dit rien qui vaille. Il s'y passe des choses bizarres.
— Tu as vraiment trop d'imagination, soupira Catherine, qui, assise sur l'un des tabourets, dénouait ses nattes, et tu ferais bien mieux de m'aider à enlever toute cette poussière.
Elle finissait à peine de parler que la porte de sa chambre s'ouvrait brusquement. Gauthier fit irruption. Il était pâle et ses vêtements en désordre dénonçaient une bagarre récente. Il ne laissa pas le temps aux deux femmes d'ouvrir la bouche.
— Il faut fuir, dame Catherine ! Il faut fuir immédiatement si vous en avez le pouvoir ! Ce château n'est pas pour vous un asile, mais une prison.
Catherine se sentit blêmir. Elle se leva, repoussant doucement Sara qui, de saisissement, laissait tomber le peigne qu'elle avait pris.
— Que veux-tu dire ? As-tu perdu la raison ?
— Je le voudrais bien, fit le géant avec amertume. Malheureusement, le doute n'est pas possible. Je ne sais si l'on vous a accueillie avec honneur, mais, devant moi, les hommes d'armes ne se sont guère gênés. Quand j'ai demandé le chemin des écuries pour y conduire nos montures, un sergent tout armé m'a pris les brides des mains et m'a dit que cela ne me concernait plus parce que ces mules appartenaient désormais au seigneur de ce lieu. Bien entendu, j'ai protesté. Alors, le sergent a haussé les épaules et m'a dit : « Tu es bien naïf, l'homme, si tu t'imagines que ta maîtresse pourra sortir de Champtocé avant que monseigneur Gilles l'y autorise. On a des ordres en ce qui la concerne et je te conseille de te faire aussi petit que tu pourras si tu ne veux pas avoir d'ennuis. » Là, je vous l'avoue, dame Catherine, la colère m'a emporté.
J'ai empoigné l'homme à la gorge ! Des soldats sont arrivés et l'ont dégagé. J'ai pu leur fausser compagnie, mais...
Mais une véritable compagnie d'hommes d'armes envahissait à ce moment précis la chambre de Catherine. En un clin d'œil, Gauthier, malgré sa force, fut maîtrisé, d'autant plus aisément que trois arcs étaient bandés dans sa direction et qu'une plus longue résistance lui eût seulement valu quelques flèches dans le corps. Ce spectacle eut le don de déchaîner la colère de Catherine. Elle marcha droit à l'officier qui commandait le détachement et, les dents serrées, les narines pincées, les yeux fulgurants, ordonna :
— Lâchez cet homme et sortez d'ici ! Comment osez-vous...
— Désolé, noble dame, fit l'officier en portant gauchement la main à son casque, mais votre serviteur a frappé un sergent. Il dépend maintenant de la justice de ce château et je dois le conduire à la prison.
— S'il l'a frappé, il a bien fait ! Sang du Christ ! Il semble que vous entendiez l'hospitalité d'étrange façon, ici !
Comment ? Vous vous emparez de mes mules, vous rudoyez mon serviteur et vous eussiez voulu qu'il se laissât faire ?
Relâchez-le, vous dis-je !
— Je regrette, Madame, j'ai des ordres. Cet homme doit être incarcéré... Moi, j'obéis seulement à la consigne.
— Et vous aviez, déjà, pour consigne d'arrêter mes gens ? fit Catherine avec amertume. Pourquoi pas moi, dans ce cas? Pourquoi ne me jette-t-on pas en prison puisqu'il paraît que je n'aurai pas loisir de sortir de sitôt ?
— Demandez-le à messire de Craon, noble dame...
Très raide, l'officier salua, fit signe à ses hommes
d'emmener le prisonnier et sortit. Au seuil, Gauthier se retourna.
— Ne vous tourmentez pas pour moi, dame Catherine. Oubliez-moi et suivez mon conseil : fuyez si vous le pouvez !
Figées sur place, Catherine et Sara le regardèrent disparaître. La porte se referma. Les yeux de Catherine, que la colère faisait presque noirs, tournèrent et rencontrèrent ceux de Sara.
— Voici donc l'homme dont tu me conseillais de me méfier ! dit-elle amèrement. Puis-je encore douter de sa loyauté ?
— Je reconnais qu'il vient d'agir en fidèle serviteurs... pour quelque raison sentimentale que ce soit, fit Sara qui tenait à ses opinions. Mais que vas-tu faire maintenant ? Savoir tout ce que cela veut dire ! s'écria-t-elle. Et je te jure que je n'attendrai pas une minute de plus pour essayer d'apprendre ce que l'on me réserve dans cette maison.
Fébrilement, avec des doigts qui s'énervaient, elle essayait de refaire les nattes qu'elle avait dénouées, mais elle n'y arrivait pas. La colère la faisait trembler.
— Laisse-moi faire ! coupa Sara en s'emparant des cheveux de la jeune femme. Je vais te coiffer puis tu changeras de robe. Autant te présenter avec le maximum de dignité... et non pas faite comme une zin- gara !
Catherine n'avait pas envie de sourire. Elle s'assit, très raide, pour permettre à Sara de refaire l'édifice de sa coiffure et de lui ôter la poussière du voyage. Mais tout le temps que dura l'opération Sara put voir les doigts minces de Catherine se croiser et se décroiser nerveusement sur ses genoux.
— Il faut que j'en aie le cœur net ! répétait-elle. Il faut que j'en aie le cœur net !
Quand les trompes du château cornèrent l'eau, Catherine était prête. Sara l'avait vêtue d'une robe de velours, coiffée de deux cornes de dentelle. Elle était, ainsi, très belle et un peu imposante. Elle s'échappa des mains habiles de Sara comme on se sauve et marcha vers la porte avec tant de décision que Sara ne put retenir un sourire.
— Tu as l'air d'un petit coq de combat, lui lança-t-elle.
— Et toi, gronda la jeune femme, tu as bien de la chance de pouvoir plaisanter en ce moment.
L'entrée de Catherine dans la grande salle où l'on avait dressé la table du souper interrompit le récit, à la fois cynégétique et passionné, qu'avec force gestes effectuait, pour Jean de Craon et Catherine de Rais, une grande femme maigre et grisonnante, au nez impérieux et qui offrait avec le vieux seigneur une incontestable ressemblance. Vêtue d'une robe de satin feuille-morte doublée d'or dont les manches traînaient à terre, elle mimait le vol d'un faucon de chasse et, en apercevant Catherine, demeura un instant les bras écartés.
— Bonjour, ma chère ! lança-t-elle aimablement. Heureuse de vous voir arrivée !
Après quoi elle reprit de plus belle le récit de sa chasse qui s'était soldée par deux hérons et six lièvres. Elle conclut enfin :
— Tout ceci pour vous dire qu'après une pareille journée je meurs de faim. Passons à table !
— Un moment ! coupa sèchement Catherine. Avant de passer à table, je désire savoir à quelle table je vais m'asseoir; celle de mes hôtes ou celle de mes geôliers ?
L'intrépide chasseresse qui n'était autre qu'Anne de Sillé, la grand-mère de Catherine de Rais que le vieux Craon avait épousée un an après le mariage de Gilles, considéra la jeune femme avec une véritable stupeur teintée d'une vague admiration.