Pourtant, quand vinrent les premiers jours de septembre et que la chaleur, enfin, cessa, les malaises, aussi subitement qu'ils étaient venus, quittèrent Catherine. Elle put manger sans réclamer aussitôt une cuvette et, peu à peu, les forces revinrent. Le matin où le château se réveilla sous la première pluie, elle réussit à se lever, s'habiller et aller jusqu'à son miroir. Il lui offrit le reflet d'un visage amenuisé, presque tragique dans sa minceur, mais où les yeux, énormes, prenaient plus de valeur que jamais.
— Tu n'as plus que ça, des yeux !... grogna Sara qui laçait la robe de Catherine. Il faut reprendre des joues... et du reste, sinon ce bébé sera maigre comme un clou. On ne dirait pas que tu attends un enfant. Ta taille est demeurée celle d'une jeune fille.
— Sois tranquille, ça ne durera pas. Je me sens seulement encore un peu faible. Mais que cette pluie est donc agréable!
La pluie bienfaisante qui succédait à l'accablante chaleur allait se montrer aussi obstinée. Durant des jours et des jours, un rideau liquide enveloppa tout le pays, gonflant les ruisseaux ressuscités, reverdissant les champs roussis, transformant en fleuve de boue toutes les poussières de tous les chemins. Mais c'étaient de véritables trombes d'eau que déversait le ciel le soir où, sur la tour, le guetteur hurlant, soufflant dans sa corne à s'arracher les poumons, annonça à tous les échos que Gilles de Rais approchait de son château ancestral.
Aux appels de la trompe, le cœur de Catherine avait bondi dans sa poitrine. Malgré le jour tombant et les rafales de pluie, elle s'enveloppa dans une épaisse cape et grimpa sur le chemin de ronde. Nul ne prêtait attention à elle. Dans le château, brusquement réveillé de sa torpeur monotone, tout était en ébullition. Les soldats traînant leurs armes, les servantes portant des vêtements de gala et les valets se ruant, dans toutes les pièces avec des brassées de chandelles neuves, encombraient les couloirs, courant en tous sens. On ne s'occupait pas de Catherine qui, d'ailleurs, dans l'enceinte du château, pouvait aller où bon lui semblait.
Sur la tour de guet, le vent faisait claquer les bannières. Il s'engouffra dans la cape de Catherine quand elle sortit de l'étroit escalier. Hormis le guetteur penché au créneau, il n'y avait personne.
— Sont-ils encore loin ? demanda Catherine.
L'homme d'armes sursauta parce qu'il ne l'avait
pas entendue venir. La pluie dégoulinait de son chapeau de fer à l'ombre duquel disparaissaient ses yeux et son épaisse moustache. De son gantelet mouillé, il ébaucha un salut puis tendit le bras vers le fleuve.
— Voyez vous-même, Dame ! Les premières bannières arrivent le long de l'eau.
A son tour, Catherine se pencha entre les énormes merlons. L'avant-garde d'une puissante troupe serpentait, en effet, sur le chemin. Elle ne vit d'abord que des ombres confuses qui se confondaient avec celles de la nuit tombante et avec les brouillards du fleuve. Avec aussi les hachures noires des arbres. Elle distingua ensuite les bannières alourdies par l'eau qui les mettait en berne, l'éclat sourd des armes, et, plus loin, par-dessus les têtes de la piétaille, le moutonnement des chevaux et des cavaliers. Un appel de trompettes domina un instant le crépitement de la pluie dans les flaques d'eau et sur les ardoises des poivrières. Tendue de tout son être vers ces hommes qui approchaient, Catherine essayait désespérément de distinguer parmi eux une armure noire, la forme d'un épervier sur un casque, l'armure et l'emblème d'Arnaud... Mais la nuit tombait vite et, comme pour répondre à son angoisse, un corbeau survola la tour en jetant son cri désagréable.
— Dame, murmura le soldat, ne vous penchez pas tant ! Vous risquez de tomber.
Elle le rassura d'un sourire mais ne se redressa pas.
Autour d'elle, sa cape claquait dans le vent comme une voile mouillée. Bientôt, le pas des chevaux résonna, les appels de trompettes se firent plus clairs, les hommes plus nets. Catherine eut la sensation que, pour faire leur entrée, les soldats épuisés fournissaient un dernier effort, se redressaient. Les torses se bombaient, les échines courbées sous leur charge de fer reprenaient fière allure.
— Voilà monseigneur Gilles ! s'écria derrière elle le guetteur. Voyez, Dame, on reconnaît bien ses huques violettes. Il monte Casse-noix, son grand destrier noir.
Une fierté vibrait dans la voix de l'homme. Au même instant, le pont-levis s'abattit à grand fracas, libérant à la fois une énorme ovation et une troupe de soldats et de serviteurs qui, avec des torches et des cris de joie, couraient à la rencontre des arrivants. La cour intérieure du château était comme un immense puits de feu dont le rayonnement repoussait la nuit, rejetait la pluie. Le guetteur avait fini par s'accouder auprès de Catherine, les yeux brillants d'enthousiasme.
— Ah ! Il va y en avoir du bon temps, maintenant que monseigneur Gilles est rentré ! Il est dur mais il est généreux, lui, et il aime la vie joyeuse !
Dans ce « lui » il y avait un monde de rancune envers le vieux Craon. Catherine, pourtant, n'y prêta pas attention. Elle continuait à scruter les ombres. Mais les gouttes d'eau entraient dans ses yeux, les brouillant comme des larmes.
— Vous qui voyez si clair, dit-elle, pouvez-vous distinguer ceux qui entourent votre maître ? Pouvez- vous les reconnaître ?
— Certes, répondit le guetteur tout fier. Je vois messire Gilles de Sillé, le cousin de Monseigneur, et le sire de Martigné. Voici le frère de notre maître, René de la Suze, et voici messire de Broqueville...
— Ne voyez-vous point un seigneur en armure noire, avec un épervier au cimier de son casque ?
L'homme scruta la troupe, qui approchait, pendant de longues minutes puis secoua la tête.
— Non, Dame... je ne vois rien de semblable ! D'ailleurs, ils sont assez près maintenant pour que vous les distinguiez...
En effet, elle pouvait voir, nettement, Gilles de Rais. Malgré la pluie, il chevauchait avec arrogance sous le panache violet trempé d'eau de son casque, en tête de sa cavalerie. Derrière lui, un groupe de seigneurs qu'éclairait maintenant la lueur dansante des torches aux mains des paysans et des valets. Les cris de joie montaient avec l'odeur de la terre mouillée, mais sans trouver d'écho dans le cœur de Catherine. Elle se laissa aller contre la pierre rugueuse, vidée de ses forces mais envahie d'une douleur amère. Arnaud n'était pas avec ces hommes...
Elle comprenait maintenant que, jusqu'à l'instant ultime et malgré la crainte vague qu'elle avait ressentie de le voir aux mains de Rais, elle avait espéré de tout son cœur le retrouver, retrouver son sourire un peu moqueur, cette façon qu'il avait de plisser les yeux quand il la regardait, retrouver surtout le sûr refuge de ses bras... Le guetteur, inquiet de sa pâleur, la regardait.