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Les suites de la fête se faisaient sentir, là aussi. Hormis le chapelain et un enfant de chœur, la petite chapelle était vide et Catherine eut l'impression d'avoir Dieu pour elle toute seule. C'était, en vérité, une toute petite chapelle, mais ravissante. La passion de Gilles de Rais pour la perfection en avait fait une chose de beauté, un écrin bleu pour un autel de précieuse orfèvrerie et pour un immense crucifix d'or massif sur croix d'ébène comme Catherine n'en avait jamais vu.

Bleues étaient les voûtes angevines dont les caissons s'étoilaient d'or, bleus les vitraux teintés de grisailles qui faisaient chanter plus haut leur profondeur, bleus les coussins qui parsemaient les bancs seigneuriaux, bleus enfin les tapis dont l'épaisseur donnait à cette chapelle quelque chose de trop luxueux et de trop sensuel. C'était un hymne à la puissance de Gilles plus qu'à la gloire de Dieu. Il devait venir là pour y rêver d'un ciel fastueux où, comme ici, il aurait la première place et régnerait en maître sur les foules à genoux.

Mais, pour le moment, l'esprit de Catherine était fermé à la splendeur de l'oratoire. Les yeux clos, les mains jointes, elle pria de toute son âme pour obtenir la force nécessaire et pour que s'éloignât d'elle cette peur qui l'affaiblissait. Elle reçut la communion avec ferveur puis, durant de longues minutes encore, elle implora la Sainte Mère de Dieu pour tous ceux qu'elle aimait et qui, comme elle-même, étaient en grand péril. Enfin, un peu réconfortée, elle quitta la chapelle au moment où le guetteur, mal réveillé, se décidait à corner l'ouverture des portes. Le temps était clair, ce matin, et l'aurore rosissait les flaques d'eau dans la cour. Les rustauds de cuisine, bâillant éperdument, transportaient avec nonchalance les bassines de détritus que des marmitons expulsaient des cuisines. Le château s'apprêtait à balayer les dernières vapeurs de l'énorme ripaille et à commencer une nouvelle journée.

Catherine songea un instant qu'à cette heure Gilles devait dormir, mais elle se dirigea tout de même d'un pas ferme vers ses appartements. Elle s'aperçut bientôt que c'était une entreprise ardue. Sur chaque marche de l'escalier, il y avait au moins un homme endormi. Roulés en boule ou étendus de tout leur long, les soldats sommeillaient là où l'alcool les avait abattus, certains serrant encore contre leur poitrine un tonnelet ou un hanap. Partout, il y avait des flaques de vin d'où émanait une odeur si écœurante que Catherine dut chercher dans son corsage un sachet de parfum pour le tenir contre ses narines. Tout cela ronflait effroyablement, évoquant irrésistiblement les grandes orgues déréglées d'un organiste fou.

Quelques femmes se mêlaient aux hommes, ronflant elles aussi, la bouche grande ouverte, les cheveux collés par le vin.

La lumière, encore incertaine dans la haute vis de pierre, violaçait les trognes enluminées tandis que la fraîcheur de l'aube bleuissait la peau des filles. Certaines cherchaient instinctivement, du fond de leur sommeil, leurs vêtements épars pour s'en protéger. Avec une grimace de dégoût, Catherine escalada tous ces corps affalés, sans trop se soucier de l'endroit où elle posait le pied.

Dans la grande salle, le même désordre régnait, encore aggravé par les reliefs du festin qui avaient roulé un peu partout.

Quelques seigneurs dormaient là, dans les hauts fauteuils où ils avaient festoyé. Catherine passa outre, gagnant l'autre aile. Enfin, elle parvint à la porte de la chambre de Gilles. Elle la connaissait parce que la vieille dame de Craon la lui avait montrée en lui faisant visiter le château. De cha que côté du vantail, une torche achevait de se consumer et brasillait faiblement. Mais, en travers du seuil, un corps était étendu. La lumière d'un vitrail tombait d'aplomb sur le visage du dormeur et la jeune femme reconnut-Poitou, le page. Du pied, elle secoua le corps du garçon jusqu'à ce qu'avec un juron il s'éveillât.

— Qui va là ?

Il reconnut pourtant Catherine et fut debout en un clin d'œil. Lui aussi avait dû abuser des vins. Sa figure aux traits amollis était grise, ses yeux ternes et des plis de lassitude marquaient les coins de sa bouche.

— Dame, que voulez-vous ? demanda-t-il d'une voix enrouée.

— Voir ton maître. Et sur l'heure !

Poitou haussa les épaules et entreprit maladroitement de refermer son pourpoint que, seule, la ceinture retenait.

— Il dort et je crains qu'il ne puisse vous entendre.

— Si tu veux dire par là qu'il est trop ivre pour comprendre ce que j'ai à lui dire, je n'en crois rien. Il ne l'était pas trop, voici une heure, quand il fit arrêter ma servante. J'entends qu'il s'explique. Va me le chercher !

Le garçon secoua la tête tandis que son visage s'assombrissait.

— Dame, je ne désire pas vous offenser et je vous supplie de me croire. Il y va de la vie pour quiconque oserait entrer dans la chambre de monseigneur Gilles.

— Que m'importe ta vie ? Je veux le voir, te dis- je ! cria Catherine exaspérée.

— Il ne s'agit pas de ma vie, Dame, mais de la vôtre. Il me tuera, certes, si j'entre... mais le deuxième coup de dague sera pour vous.

Malgré sa détermination, Catherine hésita. Poitou était sincère, visiblement, et il devait bien connaître son maître. D'un ton suppliant, le jeune page ajoutait, baissant la voix :

Croyez-moi, dame Catherine, je ne plaisante pas. Mieux vaut pour vous remettre à plus tard. Je dirai que vous êtes venue, que vous voulez lui parler, mais partez, par pitié, partez ! À cette heure, Monseigneur n'est plus qu'un fauve déchaîné. Il n'a...

Il n'en dit pas plus. La porte venait de s'ouvrir, livrant passage à Gilles de Rais en personne.

Impressionnée peut-être par la peur qui habitait la voix du page, Catherine, à sa vue, eut un mouvement de recul. Il était seulement vêtu de chausses rouges, lacées étroitement à la taille. Son torse épais, couvert de poils noirs et frisés, était nu. Sous la peau brune roulaient des muscles lourds. Son aspect et l'odeur forte qui émanait de lui évoquaient vraiment ce fauve dont Poitou avait parlé, tandis que le reflet rouge d'un vitrail, où passait le soleil levant, accentuait l'expression démoniaque du visage. Les yeux injectés de sang eurent un éclair en reconnaissant Catherine. D'une bourrade, il repoussa le page qui allait dire quelque chose, puis sa main s'abattit sur le bras de la jeune femme qui eut l'impression d'être prise dans un étau.

— Viens ! dit-il seulement.

En franchissant, traînée par lui, le seuil de la chambre, Catherine sentit la peur l'envahir. Les volets étaient clos, les rideaux tirés et il régnait dans cette chambre une obscurité presque totale. Seule une vacillante lampe à huile posée sur un coffre répandait une lumière incertaine. La chaleur était étouffante et l'odeur du vin, de relents humains révulsa de nouveau la jeune femme. Elle tenta de dégager son bras mais Gilles la tenait bien.

— Lâchez-moi ! cria-t-elle d'une voix étranglée par la peur.

Il ne parut pas entendre. Il l'entraîna ainsi jusque vers le grand lit défait dont les draps traînaient à terre. Dans la lueur rougeâtre de la lampe, la jeune femme vit une forme humaine bouger parmi les coussins et les couvertures. Le bras de Gilles plongea dans cette direction et ramena une fille gémissante, vêtue seulement de ses longs cheveux noirs.

— Va-t'en ! fit-il, toujours du même ton monocorde et comme absent.

La fille balbutia quelque chose. Catherine, éberluée, vit que son corps adolescent était marqué de curieuses raies sombres... et aussi qu'elle semblait au comble de la terreur. Elle devait être très jeune, à peine quinze ans, et, pour se protéger, elle tenta de chercher refuge derrière l'une des colonnes du lit. Mal lui en prit. Gilles saisit un fouet à chiens qui traînait sur les marches du lit et l'en cingla par trois fois.