Catherine avait écouté avec une attention croissante. Depuis leur départ de Louviers, elle s'était posé une foule de questions sur la vie passée de Gauthier. Le mince épisode qu'il venait de conter levait un petit coin du voile dont s'enveloppait son étrange personnalité et renforçait la sympathie instinctive qu'il lui inspirait. Elle devinait en lui une noblesse naturelle, une vraie générosité. Il en avait donné la preuve en volant au secours des lavandières et, maintenant, elle l'imaginait assez bien soignant de son mieux la fillette moribonde, adoucissant ses derniers instants. Sara pouvait dire ce qu'elle voulait ; l'homme était bizarre, bien sûr. Cela ne l'empêchait pas, cependant, d'être attachant.
Mais la chaleur du jour se faisait sentir lourdement maintenant que le soleil approchait du zénith. Malgré l'épaisseur des voûtes, il faisait étouffant sous les vieilles arches du Loens. Tous ces corps en mouvement soulevaient une poussière, dorée dans les rais du soleil, mais qui montait à la gorge. Ils dégageaient aussi une insupportable odeur de crasse, de sueur et d'immondices, mais la peur les tenait plus fort encore que le dégoût et l'étouffement. Sans doute pensaient- ils que hors de cet asile où évoluaient les hommes de Dieu la mort les guettait, embusquée dans chacune des ruelles incendiées de soleil.
Catherine, si elle craignait aussi la peste, trouva bientôt intolérable cette senteur d'humanité surchauffée. Elle étouffait et, comme les moines, la distribution terminée, se retiraient, qu'un peu partout des ronflements se faisaient entendre, elle se leva. Le regard attentif de Gauthier la rattrapa comme elle allait franchir le seuil. Elle lui sourit.
— J'étouffe, chuchota-t-elle. Je vais respirer un peu au-dehors.
Rassuré, il reprit sa conversation avec le grand homme maigre. Sara dormait profondément, chassant parfois, d'un geste instinctif, une mouche qui s'obstinait à se poser sur son nez.
Au-dehors, la chaleur enveloppa Catherine comme un manteau, plus pesante encore que dans le Loens. Elle tombait d'aplomb du ciel incandescent, mais, du moins, il y avait un peu d'air et cela ne sentait pas mauvais.
Dans la rue, Catherine fit quelques pas, prenant bien soin de demeurer à l'ombre des auvents et des toits. Elle s'assit sur un montoir à chevaux à la porte close d'un drapier et respira profondément plusieurs fois de suite. L'avancée du grand toit s'interposait entre sa tête et le ciel presque blanc à force de lumière. Peut- être se fût-elle endormie, le dos à la pierre chaude du mur, si quelque chose n'avait attiré son attention. Là- bas, au coin de la rue, à quelques pas, un homme faisait des signes d'appel dans sa direction.
Elle se redressa, tendit le cou, regarda autour d'elle. Mais l'homme continuait à gesticuler. C'était bien à elle, apparemment, qu'il s'adressait. Il était posté au coin de la ruelle, sous une statue de la Vierge. D'un doigt posé sur sa poitrine, Catherine l'interrogea. L'homme secoua la tête de haut en bas, énergique- ment. Intriguée, la jeune femme se leva et marcha jusqu'à l'inconnu, un petit bonhomme grimaçant et loqueteux, sale à faire peur de surcroît. Ses bras et ses jambes, noirs de poussière collée, sortaient de vêtements informes qui montraient la peau par de nombreux trous. Il grimaça un sourire quand la jeune femme s'approcha.
— C'est à moi que vous en avez ? demanda celle- ci. Que me voulez-vous ?
Le sourire de l'homme s'accentua.
— J'ai entendu, tout à l'heure, quand vous parliez à frère Thomas. Je sais que vous cherchez à quitter la ville. Je crois que je peux vous y aider.
— C'est dangereux. Pourquoi feriez-vous cela ?
— Peut-être bien que vous auriez un peu d'argent pour un malheureux ? Voilà au moins deux ans que je n'ai pas vu un denier d'argent.
— Dans ce cas, attendez un moment, je vais prévenir mes compagnons...
Mais l'homme la retint par le bras.
— Non. Je risque gros en vous montrant ça, je vous indiquerai comment faire et ensuite vous viendrez chercher vos compagnons. D'ailleurs, vaudrait mieux attendre la nuit !
Catherine hésita. Il lui répugnait de s'éloigner de Gauthier et de Sara, mais, d'autre part, l'homme avait raison. Trop de monde pourrait attirer l'attention. enfin, s'il y avait une chance de s'évader, c'était folie de la négliger. Avec un regard en arrière, elle dit :
— C'est loin ?
— Non... Tout près. La muraille est proche. Venez !
Il avait saisi la main de Catherine dans sa griffe noire en l'entraînant, irrésistiblement. Elle avait trop hâte de poursuivre son voyage ; elle le suivit. Il tourna dans une ruelle tout juste assez large pour le passage d'une personne. C'était une impasse aboutissant à un amas informe de masures derrière lesquelles s'élevait le haut mur gris de la courtine nord. Le guide de Catherine se dirigeait droit vers les masures, mais, comme il se courbait déjà pour passer sous une porte basse, elle résista, d'instinct. Il la regarda, les yeux plissés, eut de nouveau son bizarre sourire.
— Si l'issue se trouvait au milieu de la rue, grommela-t-il, il y a longtemps que les soldats l'auraient bouchée ! Venez.
Il faut entrer là...
Catherine songea que, sans doute, il s'agissait de quelque cave passant sous la muraille et communiquant avec les champs.
Elle se décida, baissa la tête et s'engagea dans un étroit boyau gluant et noir qui ne méritait que très peu le nom de couloir. Cela semblait s'enfoncer dans la terre, mais, au bout, la jeune femme distingua une porte de planches mal jointes.
L'homme poussa cette porte, tirant Catherine après lui avec une soudaine violence. La porte claqua derrière eux en même temps que l'homme s'écriait, triomphalement :
— J'ai tenu ma promesse, les gars ! Regardez ce que je vous amène.
À peine Catherine eut-elle jeté un coup d'œil sur l'endroit où elle se trouvait que la peur s'empara d'elle. Son guide l'avait menée dans une cave parcimonieusement éclairée par un soupirail et là, couchés ou assis, il y avait une vingtaine d'hommes en guenilles. La jeune femme, terrifiée, entendit des rires horribles, des grondements de joie, vit se lever vers elle des faces de loups humains où brasillaient des yeux luisants. Un instant, la colère de s'être laissé entraîner dans un guet-apens surmonta sa peur. Elle se retourna vers l'homme qui l'avait amenée.
— Qu'est-ce que cela ? Où m'avez-vous conduite ?
L'autre ricana. Il n'avait pas lâché sa main, qu'il
tenait avec une force étonnante chez un être aussi chétif.
— Chez de braves garçons qui n'ont pas touché une femme depuis bien longtemps. On nous a sortis des prisons pour brûler les cadavres et on nous a donné cette cave pour nous y reposer pendant la grosse chaleur. On a eu du vin et du pain, mais on n'a pas eu de filles ! Celles qu'on pouvait avoir sont mortes ou malades, à moins qu'elles ne soient cachées.
Une sorte de monstre à la face couturée, cahotant sur des jambes inégales, s'était approché d'eux tandis que les autres se levaient et faisaient cercle.
— Elle est belle, croassa-t-il d'une horrible voix grinçante, mais où l'as-tu trouvée, la Fouine ? Tu sais ce qu'on risque à prendre une femme de la ville ?
— Justement. Elle n'est pas de la ville. Elle venait d'arriver quand le gouverneur a fait fermer les portes. On ne risque rien. C'est pour ça que je l'avais repérée, tout à l'heure, près du bûcher. Je l'ai guettée au Loens. Et regarde ça, si c'est une belle fille !
— Un morceau de roi ! apprécia le bancal. Tu as bien mérité ton quartier de viande, la Fouine...
Catherine voulut reculer quand la main noire du bancal la prit au menton, mais elle se heurta à deux autres bandits qui se tenaient derrière elle. Dans un éclair, elle avait compris, elle était tombée aux mains des ribauds, ces hommes terrifiants qu'elle avait vus tout à l'heure, sur la place, traînant les cadavres au bout de leurs crocs de fer. Une terreur animale la submergea soudain, la vidant momentanément de ses forces. Ses jambes tremblaient sous elle. Il lui semblait que le cercle infernal se resserrait. Ses oreilles étaient pleines des souffles courts de ces hommes sur les faces crasseuses desquels elle pouvait lire une révoltante concupiscence.