— Décidément, il tient à la garder ! commenta aigrement Catherine.
— Fortunat vient de dire qu'il y avait des mouvements suspects dans la vallée, se hâta d'interrompre Sara. Messire Arnaud ne peut sans doute la renvoyer aujourd'hui, ni surtout se démunir de quelques hommes pour elle.
Il n'a qu'à la renvoyer seule, s'écria Catherine furieuse. Que de précautions pour une meurtrière ! Qu'elle s'en aille... à la grâce du Diable et s'il lui arrive quelque chose, ce ne sera, après tout, que justice !
L'écuyer écarta les bras en un geste d'impuissance. La colère de Catherine lui semblait légitime, mais il s'était pris pour son maître d'une admiration sans bornes et d'un dévouement quasi religieux qui lui interdisaient toute critique même légère. Il se contenta de s'incliner de nouveau, de répéter: «Après la messe, vers l'heure de tierce... » puis disparut.
Catherine s'était mise à tourner en rond dans la pièce, comme une bête en cage, maîtrisant difficilement son irritation croissante. Elle eût aimé pouvoir se livrer à quelque geste de violence, pouvoir, comme un homme, crier, hurler, injurier la terre et le ciel, étouffer sous les gémissements des autres les plaintes de son propre cœur. Elle comprenait, brusquement, la volupté qu'il y a dans le mal quand la souffrance affole et se fait intolérable.
— Je sais ! fit Sara qui, depuis bien longtemps, avait appris à lire dans sa pensée, mais les femmes n'ont droit qu'aux larmes ou au silence. Il est temps de nous occuper de ton fils. Ensuite, je t'aiderai à te préparer pour la messe.
Autour d'elle, le château s'éveillait. Sur les murailles, les cris des sentinelles se répondaient d'une tour à l'autre, les portes des étables et des écuries s'ouvraient en grinçant, les valets s'interpellaient à grands cris. On sortait les chevaux pour les soigner, la basse-cour retentissait des cris de la volaille et des grosses plaisanteries des servantes. Dans la forge, le maréchal-ferrant tapait déjà sur son enclume et la cloche de la chapelle sonnait l'office de l'aube. Catherine aimait, ordinairement, ce tintamarre matinal, mais, ce matin, il l'irrita. Elle eût préféré un grand silence pour mieux entendre battre son cœur. Après avoir soigné Michel et l'avoir allaité, elle se fit apporter un cuveau plein d'eau bien chaude et s'y trempa tout entière pour tenter de chasser la fatigue et la sensation de malaise qu'elle devait à sa nuit d'insomnie. Armée d'une brosse, Sara la frictionna jusqu'à ce que sa peau devînt d'un beau rouge clair. Après quelques instants de ce traitement, Catherine se sentit mieux, le corps plus détendu et l'esprit plus clair. Le courage aussi lui revenait avec l'instinct combatif, l'envie de sortir de ce marasme invraisemblable dans lequel elle s'enlisait. Avant d'en venir aux solutions extrêmes, avant de songer à tout abandonner pour rentrer chez elle, la jeune femme était décidée à se battre jusqu'au bout !
Ce changement, Sara s'en rendit compte à la manière dont Catherine redressa la tête pour y poser la coiffure de fine toile de lin blanche, brodée et tendue sur un petit hennin court et tronqué, fait de grosse toile raide et empesée. Il y avait de la détermination dans le mouvement du long cou flexible, dans l'éclair belliqueux des larges yeux sombres.
— Voilà qui est bien ! fit-elle avec un demi-sourire sans préciser s'il s'agissait des sentiments de Catherine ou de sa toilette. Va maintenant ! Moi, je reste ici avec le petit.
Catherine saisit sa grande cape noire et s'en enveloppa comme la cloche de la chapelle sonnait le premier coup de la messe. Elle descendit l'escalier, traversa la salle des gardes où Fortunat était occupé à astiquer une longue épée tandis que deux archers s'évertuaient à ranimer un feu plus que languissant. Au seuil du logis elle s'arrêta un instant pour humer l'air frais. La tempête avait cessé, laissant derrière elle un ciel bien net, d'un joli bleu doux. L'air avait des transparences de cristal et charriait des senteurs de bois mouillé et d'herbe neuve. La cour, le vieux fayard aux branches tordues et tout l'immense paysage étaient lavés de frais. Catherine s'imprégna durant quelques secondes de tout ce renouveau, puis se dirigea lentement vers la chapelle. Elle jeta un regard à la tour Saint-Jean, muette et silencieuse, puis à la tour Guillot.
Mais, là non plus, aucun signe de vie. Des servantes qui se rendaient aussi à la messe s'écartèrent pour la laisser passer et firent la révérence sur son passage. Elle reconnut parmi elles la grosse fille des étuves, mais s'éloigna sans la regarder.
Dans la chapelle, il régnait une humidité et une odeur de cave. Les énormes moellons des murs suintaient l'eau qui rouillait les ferrures et laissait de longues traînées d'un noir verdâtre sur le bois antique du vieux crucifix. Catherine frissonna en gagnant le banc seigneurial où personne ne l'attendait. Le curé de Carlat, qui officiait ordinairement au château, commença la messe dès qu'elle fut arrivée. C'était un petit vieillard fragile et timide qui se tenait voûté le plus souvent et semblait toujours sous le coup de quelque terreur. Mais il avait de doux yeux compatissants et Catherine, qu'il avait déjà entendue en confession, savait que son âme avait quelque chose d'angélique et débordait de pitié pour les malheureux humains accrochés à leurs péchés.
Elle s'agenouilla, ouvrit le lourd missel aux ferrures d'argent posé devant elle et s'efforça de suivre le service divin.
Mais son esprit était ailleurs. Il tournait autour d'Arnaud invisible, de Marie prisonnière et aussi de sa belle-mère. Qu'est-ce qui retenait cette femme, pieuse jusqu'au fanatisme, d'assister à la messe ? Catherine croyait encore entendre dans son oreille les sanglots de la vieille dame. Ce n'étaient pas, comme l'avait supposé un peu gratuitement Sara, des larmes de soulagement, ou de reconnaissance, mais bien des sanglots de désespoir et de souffrance... Pourquoi ?
L'impatience de se lancer dans le combat s'empara de la jeune femme et elle accueillit l'« ite missa est »avec un soupir de soulagement. Un dernier signe de croix, une dernière génuflexion, et Catherine tourna les talons. À pas rapides, elle sortit de la chapelle. Fortunat faisait les cent pas sous le porche. En apercevant la jeune femme, il vint à elle.
— Monseigneur vous attend, dame Catherine... commença-t-il, mais elle l'interrompit d'un geste sec.
— Va devant, je te suis...
Elle lui emboîta le pas en silence. Il lui semblait qu'en parlant elle gaspillerait les forces accumulées depuis l'aube, depuis qu'elle savait devoir se préparer à cette entrevue. Tout en marchant, elle marmottait entre ses dents une prière, un peu incohérente peut- être, mais si Dieu ne s'y retrouvait pas dans le pauvre cœur humain, qui donc s'y retrouverait ?
A la suite de Fortunat, Catherine traversa la cour, s'engagea dans l'étroit escalier de pierre sans rampe qui menait au chemin de ronde. Bientôt l'on quitta le grand air de la cour pour le hourdis et l'interminable galerie couverte qui ourlait les courtines, suivait la courbe des tours et couronnait la forteresse d'un chemin de feu quand l'ennemi attaquait. C'est sur ce chemin qu'elle trouva Arnaud. Armé de toutes pièces, appuyé au créneau, l'air sombre, il scrutait la vallée sur laquelle se déchiraient les brouillards du matin, révélant les creux, ouatés de verdure tendre, les ruisseaux, les toits roussis où fumaient les cheminées, les bœufs roux foncé qui, deux par deux, s'en allaient au champ, unis sous le même joug.
Il était seul et, tourné vers l'horizon, il ne bougea pas quand les pas de son écuyer et ceux de la jeune femme firent résonner les planches épaisses du hourdage. Peut-être était-ce pour se donner un ultime instant de réflexion qu'il semblait ne rien entendre ? Peut-être ne se sentait-il pas prêt encore pour cette minute où il lui faudrait lutter face à face contre son amour.
Fortunat s'avança, seul, murmura quelque chose tout bas. Alors, la statue de fer vêtue se tourna lentement vers Catherine tandis que Fortunat s'esquivait. Sous la visière relevée du heaume d'acier noir, la jeune femme vit luire les yeux sombres de son mari. Il la regardait sans rien dire. Elle appela à elle tout son courage et, pour briser ce silence qui s'éternisait, l'étouffait, elle dit, très doucement :