— Tu m'as demandée ? Me voici...
Il ne fit pas un geste vers elle. Un pied appuyé au créneau, il laissait le soleil arracher des éclats sinistres à sa funèbre carapace et jouait avec une longue dague armoriée, timbrée de son épervier héraldique, qu'il avait prise à sa ceinture.
Soudain, il parut prendre son parti de quelque chose, releva la tête, se redressa et fit face à sa femme.
— Je t'ai demandé de venir pour te dire adieu !
Elle n'avait pas prévu cela et recula d'un pas. Dans la douce lumière du voile blanc ses yeux se creusèrent, sa bouche trembla d'angoisse.
— Adieu ? Tu veux que je m'en aille ?
Il eut un pâle sourire, aussitôt effacé.
— Non, Catherine. Tu dois rester ! C'est moi qui vais partir. Partir pour ne jamais plus revenir. J'ai voulu que tu le saches...
— Tu veux partir ? Tu veux partir ?...
Elle répétait ces paroles sans parvenir à leur donner un sens clair. Une invincible fatigue envahit tous ses membres et, cherchant instinctivement un appui, elle se laissa glisser, assise entre les énormes merlons. Enfin la signification claire de cette étrange déclaration parvint à percer les brumes où s'enfonçait son esprit.
— Partir ! répéta-t-elle. Mais pourquoi ? Et pour aller où ?
II se détourna d'elle, reprit la contemplation du paysage, haussa les épaules.
— Où, je n'en sais encore rien... peut-être vers la Provence ! Il y a là-bas, au bord d'une mer plus bleue que le ciel d'été, des châteaux blancs entourés d'étranges fleurs où il doit faire bon vivre.
— Mais, si tu veux vivre là-bas, moi je veux bien ! Et si tu veux partir, partons. Je suis prête.
De nouveau le douloureux sourire. Il baissa la tête, sa voix se fit plus sourde.
Je sais que je vais te faire du mal, qu'il te faudra être courageuse, Catherine. Mais je sais aussi que tu n'as jamais manqué de courage et je pense que, lorsque deux êtres se sont trompés, il vaut mieux avoir le courage d'en finir avant qu'il soit trop tard. Je ne veux pas t'emmener là-bas. C'est Marie que j'emmènerai !
Assommée, Catherine se laissa aller contre la pierre. Le visage baissé d'Arnaud était crispé comme celui d'un martyr dans l'arène, mais il ne tournait pas les yeux et sa voix ne faiblissait pas. Il avait dit : « C'est Marie que j'emmènerai », calmement, froidement. C'était là une décision mûrement pesée.
— Marie ! articula Catherine. C'est Marie que tu veux emmener ? Mais pourquoi ?
La réponse vint, immédiate, foudroyante.
— Je l'aime !
Et comme Catherine, écrasée sous l'énormité de ces mots, ne réagissait pas, il poursuivit, d'une voix sourde :
— Vois-tu, il arrive que l'on se trompe dans la vie. Marie et moi, nous nous connaissions depuis toujours et... je n'avais jamais pensé à elle autrement que comme à une très petite fille. Toi, tu m'as ébloui et je t'ai voulue, mais...
quand nous sommes revenus, je l'ai revue et elle avait changé. Nous sommes de la même race, elle et moi, Catherine.
C'est cela qu'il te faut comprendre.
La furieuse poussée de colère qui s'enfla en elle ranima Catherine. Les mots affreux frappaient sa tête comme des coups de marteau. Ils n'étaient pas vrais, j ils ne pouvaient pas être vrais ! D'ailleurs, ils sonnaient faux ! Elle se dressa, les poings serrés.
— Tu l'aimes, dis-tu ? Tu oses me dire cela à moi ? As-tu oublié tout ce qui nous a liés depuis dix ans... dix ans !
Étais-tu fou, ou bien ne savais-tu pas ce que tu disais ? Si c'est elle que tu aimes, en vérité tu as une étrange façon d'aimer. À coups de fouet ?
Il devint blême et, sous la visière relevée, les ombres de son visage parurent se creuser davantage. Les narines se pincèrent et la bouche se serra au point de n'être plus qu'un mince trait rouge.
On frappe un chien qui a commis une faute et pourtant on l'aime ! Je t'ai dit que nous étions de même race, elle et moi.
Elle pouvait comprendre ce châtiment. Elle l'avait mérité en me désobéissant. Je lui avais donné l'ordre de te laisser en paix.
Catherine, alors, se mit à rire, à rire, à rire... Des éclats -durs, secs et métalliques qui, sous la longue galerie de bois, résonnèrent étrangement. C'était un rire nerveux qui faisait plus mal que des sanglots.
— Ainsi... articula-t-elle au bout d'un instant, tenter de me tuer, essayer d'étouffer Michel, c'est seulement pour toi une désobéissance ? Si c'est cela, je pense en effet que vous êtes tous deux de la même race : vous n'avez pas de cœur ! Rien !
Les pierres de ce mur, les loups que l'on entend hurler la nuit dans ces bois sont plus humains que vous. Tu veux partir ?
A merveille, mon seigneur ! Pars ! Va-t'en cacher tes nouvelles amours... Moi, je retourne aux miennes !
Au prix de sa vie Catherine n'eût pu dire ce qui l'avait poussée à lancer cette affirmation, à moins que ce ne fût le désir de rendre coup pour coup, blessure pour blessure, souffrance pour souffrance. Avec une joie amère, elle constata que le coup avait porté : Arnaud avait chancelé et s'était adossé à la muraille.
— Que veux-tu dire ? fit-il avec fureur, quelles amours ?
— Celles que je n'aurais jamais dû quitter : le duc Philippe. Je vais partir, moi aussi, Arnaud de Montsalvy, je vais rentrer chez moi, en Bourgogne, retrouver mes terres, mes châteaux, mes joyaux...
— Et la réputation d'une femme perdue ?
— Perdue ? (Elle eut un petit rire bref, infiniment douloureux.) Ne suis-je pas déjà perdue ? Penses-tu que je vais demeurer ici, enfermée dans ce château croulant, à user ma jeunesse, ma beauté, à contempler le ciel, à prier auprès de ta mère, à m'occuper de bonnes œuvres et à supplier le ciel de te ramener à moi quand tu en auras assez de ton sac d'os ?
Non ! Si tu l'as cru, tu t'es trompé, Monseigneur ! Je vais repartir chez moi... et j'emmènerai mon fils.
— Non !
La voix d'Arnaud avait porté si loin qu'une des sentinelles arpentant lourdement la tour voisine s'arrêta, interdite, la lance en arrêt... cherchant d'où venait ce cri. Plus bas, alors, mais avec une farouche détermination, il reprit :
— Non, Catherine. Tu ne partiras pas... Tu resteras ici, de gré ou de force !
— Pendant que tu t'en vas avec l'autre ? Tu es fou, je pense ? Je ne resterai pas une heure de plus. Avant que le soir tombe, j'aurai quitté ce château de malheur avec mes gens, avec Sara et Gauthier... et avec mon enfant !
Sa voix se fêla sur le dernier mot. Elle imaginait déjà ce départ, le pas des chevaux résonnant sur le sol dur, s'éloignant, et le château disparaissant dans le brouillard, dans le lointain, s'effaçant comme un rêve... un rêve qui avait duré dix ans !
— Ainsi, ajouta-t-elle, tu n'auras pas à quitter ton poste, tu pourras demeurer ici, entre ta mère et cette... et tu ne seras pas obligé de forfaire à l'honneur !
— En quoi ? fit Arnaud sèchement.
— En abandonnant le château que t'a confié un ami. Tu devais garder Carlat... et il faut que tu l'aimes bien fort, cette fille, pour accepter à la fois de me traiter comme tu fais et de tout abandonner de ce qui fut ta vie de soldat.
Si Catherine tremblait de tous ses membres en parlant, Arnaud, plus que jamais, semblait une statue d'acier. L'ombre du casque dissimulait suffisamment son visage pour que Catherine ne vît pas le désespoir qui habitait les yeux. Il recula de quelques pas pour être encore moins visible.
— Écoute-moi, Catherine, dit-il, et sa voix semblait venir de très loin. Que tu le veuilles ou non, tu es dame de Montsalvy, tu es la mère de mon fils et jamais un Montsalvy ne passera en Bourgogne. La fidélité est un devoir sacré.
Sauf envers sa propre femme ! ricana douloureusement Catherine. Tu me laisserais repartir, peut- être, s'il n'y avait que moi. Mais tu es assez lâche pour te servir de mon enfant, pour m'obliger à demeurer ta captive, ta captive malgré moi, malgré tout, malgré ta trahison... Et tu veux que je demeure ici, seule, abandonnée de tous, dans un pays inconnu, au milieu des dangers, pour t'en aller au loin vivre je ne sais quel amour stupide...