— Inutile, grand-père. Je n’aime pas déranger le monde.
J’inspecte son tableau des clés et je vois que celle du 204, entre autres, figure à son clou.
— Le 204 est libre ?
— Vous pouvez prendre.
Je cramponne la clé et je me dirige vers l’escalier.
— Quand le gars redescendra, inutile de lui parler de ma visite.
En guise de réponse, le vénérable vieillard hausse ses omoplates.
Les mains croisées sur le bide, il me regarde escalader les pentes abruptes, boisées et moquettées de l’hôtel.
C’est un philosophe. À force de louer des bidets à l’humanité hygiénique, il a fini par se désintéresser de ses contemporains.
C’est à pas feutrés que je pénètre au 204. Je n’actionne pas la lumière. Je cherche sur la paroi de droite ce qui figure dans presque tous les hôtels de France, et plus particulièrement dans ceux de Paris : des trous. À la campagne, ce sont les vers à bois qui font des trous dans les cloisons. À Paris, ce sont ces insectes bizarres que l’on appelle dans les manuels « les voyeurs » (en latin, les Biglus perceurs). Dès qu’ils sont dans une chambre jouxtant une autre chambre, ils ont la vrille qui se met en action. Les rois de la lime à ongles ! Rien ne leur résiste : ni la brique, ni le plâtre, non plus que le bois.
Mon inspection du mur porte ses fruits. Un rayon lumineux pas plus gros qu’une tête d’épingle sort de la cloison tel une imperceptible source de vie.
Il s’agit d’un trou de mateur, rebouché avec du chewing-gum mâché. L’agrandir est un jeu d’enfant.
D’enfant vicelard.
Mon œil inquisiteur s’adapte à ce trou comme un képi à la tête d’un gendarme.
Je n’ai qu’une vision très partielle de la piaule d’à côté.
Elle est suffisante cependant pour que je reconnaisse l’interlocuteur de Petit Marcel. Celui-ci n’est autre que son assistant : le mastar qui freine la chute libre des sujets en catalepsie.
Ayant opéré cette identification, je remplace au pied levé mon œil par mon oreille sur l’orifice. Ça blablate sec, mais dans une langue que je ne connais pas, mieux, que je n’identifie même pas. Il est possible que ça soit de l’égyptien ; il est possible itou que ça soit du bas aztèque ou de l’esquimau enrhumé. Moi qui ai tous les dons, ou presque, y compris celui de faire oublier aux dames le livret de famille qui moisit dans leur sac à main, je ne possède pas celui des langues.
Enfin, des langues écrites ou parlées, car pour ce qui est des langues coulissantes, je me pose un peu là. À tel point que j’ai refusé la chaire de professeur à la faculté de salive des Bouches-du-Rhône, c’est vous dire !
Force m’est donc de laisser pénétrer dans mon conduit des syllabes impossibles à contrôler.
La séance ne dure pas longtemps. Au bout de quelques minutes, l’homme qui remplace le chloroforme se barre et San-Antonio reste dans l’expectative (et dans la chambre 204). Dois-je poursuivre ma filature de Petit Marcel, ou bien me consacrer à Landowski ?
Je décide de faire prendre le relais à ce dernier et j’attends ses réactions. Un nouveau coup d’œil par le trou me renseigne. Monsieur se fringue à la va-vite. Il enfile son costar par-dessus son pyjama, noue un foulard pour masquer le vêtement de nuit et coiffe sa bouille d’une casquette qu’il a achetée à Londres ou avant guerre.
En fin limier, j’en déduis qu’il va sortir ; or, vous le savez puisque vous me lisez depuis pas mal de temps, la meilleure façon de suivre un mec c’est de le précéder.
Je me hâte de déguerpir en ne faisant pas plus de bruit qu’une pensée libertine dans le crâne d’une bigote.
Dans le hall, le noble vieillard attend sans se biler la suite des événements. Que ça soit en direct ou à la une du Parisien, pour lui c’est du kif. Et encore il préfère lire les faits d’hiver dans Le Parigot, because c’est plus commode et plus romancé.
Je balance la clé sur son comptoir, je mets mon index perpendiculairement devant ma bouche et je sors dans le matin frileux.
Maintenant le jour est presque là. Il descend des toits, le long des façades grises. Il y a dans la brume des promesses de soleil. Des zigs maussades s’en vont gagner le bœuf bi-hebdomadaire, le dos rond. Il y en a qui passent en triporteur, d’autres en scooter, d’autres en boitant.
Quelques-uns sont à vélo. Ils pensent à la belle journée qui se prépare pour ceux qui se les roulent. Ils ont vu samedi-soir-dernier des films pleins de courts de tennis, de bagnoles décapotables décapotées, de filles en short et de Méditerranée et ça les a fait suer, rétrospectivement, d’avoir pris la Bastille pour en arriver là.
Ce soir, à la télé-pas-fini-de-payer, ils apprendront ce qui se sera passé dans le monde : des tas de trucs imprévisibles et surprenants, mais ils savent qu’à part un accident du boulot ou de la circulation, cette journée sera pour eux pareille aux autres. Ils feront les mêmes gestes aux mêmes heures et aux mêmes endroits, en compagnie des mêmes bagnards. Tout ce que le Bon Dieu peut faire pour eux, c’est de leur braquer un peu de soleil afin que tout ça ait l’air moins dégueulasse. Et comme Il est bon, Il commence d’arroser de bon matin, le Bon Dieu. Son bourguignon. Il l’a fait fourbir pendant la noye. Il va en faire une tiède.
Tout en m’abandonnant à ces réflexions particulièrement sociales, je planque ma viande sous un porche.
Deux minutes passent devant moi sans me remarquer. Landowski sort de l’hôtel et fait comme les deux minutes en question. Illico, San-A. se le paie.
L’homme va d’un pas pressé, mais sans but défini. Il regarde autour de lui ; non comme un homme qui a peur, mais comme un homme qui cherche quelque chose ou quelqu’un.
Je ne tarde pas à savoir quoi. C’est un troquet qu’il lui faut. Il en avise un qui vient d’ouvrir et il y cavale à toute vibure. L’établissement est éclairé. Il y a encore les chaises sur les tables. Un mironton en tablier bleu écrit 8 888 888 sur le sol avec un entonnoir d’eau. Un loufiat fringué pingouin fourbit son perco au blanc d’Espagne en sifflotant un air de Manuel de Falla.
Landowski entre, va au rade, commande un jus plus autre chose. Le loufiat lâche sa peau de chanoine et va puiser dans le tiroir-caisse un jeton de nickel qui va permettre à mon petit camarade le mastar de bigophoner. Il n’a pas voulu utiliser l’appareil de l’hôtel, ce prudent.
Dès qu’il a disparu de la salle, j’y pénètre.
Le mathématicien aquatique se paie une nouvelle série de 8 avec son entonnoir qu’il vient de remplir.
Il calcule le nombre d’années-lumière qui sépare son porte-monnaie du gros lot de la tranche spéciale.
Pour lui, c’est la tronche spéciale car il est hydrocéphale. Peut-être est-ce l’eau de sa hure qu’il répand sur le carrelage ?
— Un petit noir ! clamé-je.
Le loufiat s’arrête de chanter et répète, en écho :
— Un petit noir !
Je prends l’air pressé du gars dominé par le besoin de s’isoler.
— Les gogues, c’est par ici ? je questionne à mots couverts.
— Au sous-sol, la porte du fond.
Coude au corps. Le mécanicien de l’Expresso se fend la tirelire. Lui, il a l’intestin libre et ça lui confère une supériorité dont il a conscience. Il ne se souvient plus qu’il y a été ; il ne veut pas penser qu’il y retournera. Tout son humour est condensé dans ces secondes d’ironie, toutes ses facultés jouissent de cette évidence : quelqu’un y va !
Je dévale un escalier tournant.
C’est bien ce que je pensais : en bas, quatre portes : la porte Dames, la porte Messieurs, celle du téléphone et celle de la cuisine.
La cabine bigophonique est éclairée. Mon gars parle d’abondance. Hélas, ce n’est toujours pas en français.