Je la prends donc. Et à deux mains.
— Qui êtes-vous ?
— L’assistant du Petit Marcel, me répond le mastar avec un accent polonais qui n’est pas piqué des hannetons.
— Que faites-vous ici ?
— C’est normal que je vienne chez mon patron, je suppose ?
— Ce qui ne l’est pas, c’est que vous vous cachiez dans sa chambre.
— C’est par discrétion, assure l’effronté.
Il a de l’aplomb. C’est pas le genre de mec à qui on fait passer le hoquet en faisant simplement « hou ! » dans son dos. Pour lui flanquer les copeaux, il faut se lever matin et amener ses accessoires.
— Je crois, lui dis-je froidement, que vous avez tout intérêt à vous expliquer…
Il me regarde, lit ma résolution et me déclare :
— Pour tout vous dire, Solange et moi…
— Vu, fais-je.
Solange et lui sont ce qu’on appelle au mieux. Il est venu se la payer dès que Zobedenib a eu mis les bouts, mais ma visite matinale a interrompu leurs transports en commun. Voilà pourquoi la secrétaire était en petite tenue.
— Je compte sur votre discrétion, monsieur le commissaire…
— Tiens, ricané-je, vous avez l’oreille fine.
Comme il paraît bien disposé, je lui porte ma botte secrète :
— Vous avez vu le Petit Marcel, ce matin ?
Il hoche la tête.
— Il est venu me trouver à mon hôtel.
J’ai l’enthousiasme qui se flétrit comme un pot de réséda en plein Sahara.
— Vraiment ?
— Oui. Un mauvais plaisant l’a réveillé dans la nuit et a glissé un mot ridicule sous sa porte. Comme mon maître ne lit pas le français et qu’il était inquiet à cause de ce message, il est allé me voir à mon hôtel pour me demander de le lui lire…
— Il n’a pas pensé à s’adresser au gardien de nuit ?
— Zobedenib est un homme très méfiant. Il se demandait précisément si ce n’était pas le veilleur de nuit qui avait mis le message sous la porte.
Tout en devisant, nous sommes revenus au living.
J’ai de l’amertume plein le placard, avec en plus du stock dans l’arrière-salle de mon subconscient. Je pensais avoir mis le nez dans une affaire très louche, et voilà que tout est d’une simplicité déroutante.
Pour la forme, je demande :
— Quelle était la teneur de ce message ?
Landowski a un rire gras.
— Voyons, monsieur le commissaire, dit-il, vous le savez bien, puisque c’est vous qui l’avez écrit.
Il me désigne mon carnet taché d’encre que j’ai laissé sur la table.
— Je reconnais le papier, ajoute-t-il.
Bobine du très fameux San-Antonouille.
Ce dégourdoche n’en reste pas là.
— Et je vous reconnais vous-même. Vous m’avez suivi jusqu’au café où je suis allé téléphoner de très bonne heure.
De mieux en mieux. Il va me traiter de comte d’ici pas longtemps.
Alors, pour changer, je biaise : le matin on a toujours envie de biaiser.
— Pourquoi n’avez-vous pas téléphoné de l’hôtel ?
Il se fend le pébroque.
— Parce que la ligne du Saint-Martin est en dérangement, demandez-leur, à l’hôtel, ils vous le confirmeront.
San-Antonio, la reine des crêpes ! L’empereur du navet ! Dire que j’ai fait défoncer les gogues d’un honnête bistrot parce que ma gamberge était vagabonde. Voilà que je me raconte des histoires et que je me comporte comme si elles étaient véridiques ! Madoué ! Si le Vieux savait ça, il voudrait la piquer sa crise des jours Days (les meilleurs parce qu’ils sont anglais).
— À qui avez-vous téléphoné ?
Son sourire ne le quitte pas. Il est désarmant ; il affole. Je ne sais pas pourquoi en présence de cet homme je ressens une impression d’infériorité.
— À Solange ! fait-il. Je lui fixais rendez-vous ici.
— Vous parliez une langue étrangère !
— En polonais, ma langue maternelle. Solange est Polonaise par sa mère, n’est-ce pas, amour ?
Et il lui débite une tirade interminable à laquelle la môme rétorque par une autre tirade du même tonneau.
Je ne comprends pas le polak, mais je suis prêt à vous parier un filet de vinaigre contre la voix d’Aznavour qu’ils causent de moi, ces pommes ! Et que ce qu’ils en disent est moins que gentil. Si on me le traduisait je voudrais me sentir pâlichon du bulbe.
— Vous voyez, me dit Landowski.
Qu’ajouter ? Je suis cornard sur toute la ligne et au-delà. Un petit silence tout ce qu’il y a de silencieux afin que votre pauvre amoindri de San-A. prenne ses idées confuses par paquets de six et les range dans la naphtaline.
Au fond, dans tout ce circus, une seule chose est certaine : le cas Béru.
Les Petits Marcel’s Brothers and Sisters ont peut-être la conscience blanche comme une campagne publicitaire de Persil, toujours est-il que le Gros, lui, a été asphyxié proprement et que je l’ai retrouvé sous un divan dans la loge de Petit Marcel. Ça, qu’on le veuille ou non, qu’on me brade de la romaine, ou qu’on me chante des goualantes napolitaines, c’est vrai, ça existe, c’est constaté, réel, authentique, contrôlé, admis, irréfutable, formel, établi.
Béru fêtait son ami Alfred. Il avait une bouteille de Mouette ou de Veuve Clitote au frais. Il en rotait déjà de plaisir et d’impatience lorsqu’un coup de fil mystérieux l’a braqué sur l’Alcazar où il s’est empressé de servir de médium à un zigoto qu’il ne connaissait pas. En sachant que la Berthe et le coiffeur se vérifiaient le transformateur d’énergie en son absence !
Nom d’une anémie graisseuse, c’est du mystère ou ça n’en est pas ?
Puisqu’on joue à se faire voir nos cartes, j’étale mon jeu de cinquante-deux brèmes avec joker :
— Vous êtes au courant du gros endormi qui gisait dans la loge de votre vénérable patron ?
Il écarquille ses lampions, l’air plus ahuri que le monsieur qui a commandé une Cadillac et auquel on livre une brouette.
— Dans la loge ? s’exclame-t-il. Tout à l’heure vous avez dit à Solange que c’était dans les coulisses !
— Eh bien, je n’avais pas précisé. L’individu dont je vous parle (ici j’adresse une pensée émue à l’effroyable Béru) était couché sous le divan.
— Qui l’a trouvé ? demande Landowski.
Je continue de les berlurer pour ne pas perdre les bonnes habitudes.
— Un veilleur de nuit.
— Les loges sont fermées à clé cependant…
— Le dormeur a dû remuer, ou geindre…
— S’il est vraiment en catalepsie, c’est impossible.
— Bref, toujours est-il qu’il a été découvert et que je voudrais bien l’éveiller. Vous n’êtes pas au courant de cette séance particulière ?
— Pas le moins du monde.
— Il y a longtemps que vous servez d’assistant au Petit Marcel ?
— Quatre ans environ.
— Et jamais un tel incident ne s’est produit ?
— Jamais !
« Certes, il arrive que nous recevions, à l’issue du spectacle, la visite de gens sceptiques qui demandent à être endormis. Le Petit Marcel les endort huit fois sur dix, mais les réveille aussitôt. Il ne lui est jamais arrivé d’abandonner un client en transe.
— Selon vous, est-il possible qu’un sujet particulièrement réceptif se rendorme par ses propres moyens ?
— Mais non, c’est ridicule…
Il réfléchit un instant, puis, catégorique :
— J’ai entendu Solange vous dire, tout à l’heure, que l’homme dont vous parlez n’était peut-être pas magnétisé. Jusqu’à preuve du contraire je partage son opinion. Il s’agit d’une défaillance cardiaque ou de quelque chose dans ce goût-là. Vous avez eu raison de faire intervenir Petit Marcel, il vous éclairera sur ce point.