Honoré libère une clameur qui fait frémir tout l’étage et disparaît sous une tempête de feuillets.
Cependant, Pinaud qui est assis sur le parquet se remet de son émotion.
— Excusez-moi, fait-il à mon Égyptien, mais le vélomoteur, dans les débuts, c’est traître.
— Où as-tu pris cet engin ? je vocifère.
— C’est ma femme, dit le débris humblement.
— Elle te l’a offert ?
— Non, elle l’a gagné à un concours de mots croisés. Elle est très forte. Y avait un mot coriace, je t’assure.
Il se tourne vers le mage.
— La définition était : « Dont les étamines présentent deux anthères. » Vous vous rendez compte de ce vice qu’ils ont dans les concours ! Eh bien, Mme Pinaud a trouvé : c’était « dianthère », en neuf lettres.
Je le vire en cinq lettres, ce qui pulvérise le record de la digne mère Pinuche et, tandis qu’il va récupérer son bolide afin de s’entraîner pour le saut de la mort, je conseille à Zobedenib de se poser sur un fauteuil pivotant, face à mon bureau.
La pièce pue la fumée d’échappement et l’essence. Je vous jure que des équipiers comme Pinuche et Béru, y a qu’à la Grande Taule qu’on en trouve.
— Ce ne sera pas trop long, j’espère ?
— Nenni. Voyons, commençons par le début. À la fin de la représentation d’hier après avoir réveillé vos sujets et salué le public, qu’avez-vous fait ?
— J’ai gagné ma loge pour me déshabiller.
— Vous l’occupez seul ?
— Naturellement.
— Et votre assistant ?
— Oh ! il n’a pas de loge, puisqu’il intervient en costume de ville, sans maquillage de scène. Son rôle doit être le plus effacé possible, comprenez-vous ?
— Je comprends. Alors nous disons que vous vous êtes dévêtu ?
— Parfaitement. Je me suis démaquillé et j’ai passé mes vêtements courants.
— Vous n’avez pas revu le gros homme ?
— Non. Vous savez, je mets plus de temps que mes patients à me préparer. J’ai un habit à poser, des manchettes à défaire, etc. Lorsque je suis sorti, il n’y avait plus que moi et le concierge.
— Qu’avez-vous fait ?
— Eh bien, j’ai fermé ma loge à clé. J’ai dit au revoir au concierge qui remettait de l’ordre dans le vestiaire des sujets et j’ai gagné la sortie des artistes.
— En emportant la clé ?
— Non, en la déposant au passage sur le guichet de la loge.
— Où n’importe qui aurait pu la prendre ?
— Certes, mais plus tard, avant de s’en aller, le concierge accroche la clé au tableau dans sa loge et il ferme celle-ci à clé, ce qui fait que…
Je coupe :
— Parfait, après ?
— Après ? Mais je suis allé souper…
— Puis-je vous demander où ?
Zobedenib fronce ses épais sourcils avec mécontentement.
— Dites donc, monsieur le commissaire, mais c’est un interrogatoire !
De quoi se marier, comme disait un éminent grammairien de mes amis (c’est lui qui a inventé la parenthèse hydraulique, le point-virgule surbaissé et le tiret à crémaillère ; lui aussi qui a fait dessiner par Loewy le L apostrophe aérodynamique, ligne italienne, et qui fait des recherches afin de rendre la parole au e muet).
— Appelez cela comme vous voudrez, chantonné-je à la Maurice.
Et je lui fais le chaud-froid de volaille classique, à savoir que je passe du plaisant au supergrave avec une instantanéité qui l’asphyxie.
— Seulement cet homme a été découvert sur votre territoire en somme, et il est normal que je procède à une enquête ; vous admettrez, j’espère, que le cas n’est pas clair ?
Il n’insiste pas.
Comme je veux poursuivre, la porte s’entrouvre, et le vétuste Pinaud passe sa tronche cacochyme de dinosaure constipé par l’entrebâillement.
— San-A., me fait-il, j’ai à te causer. C’est rapport à mon vélomoteur dans un sens…
Je fulmine, ayant des bombes fulmigènes plein le tiroir de ma cravate.
— Vas-tu me foutre le camp et la paix, nom de ceci et de cela ! Grimpe sur ton engin et descends l’escalier !
Il bavoche des protestations mais s’évacue pourtant.
— Reprenons, fais-je à Nibedezob, où avez-vous soupé ?
— Au Matignon-Matuvu.
— Seul ?
Il bredouille :
— Vous frisez l’indiscrétion, monsieur le commissaire !
— J’ai des bigoudis spéciaux, plaidé-je. Alors ?
— Non, j’étais accompagné.
— Une femme ?
— Puisque vous insistez, oui.
— Son nom ?
Il est dans ses petits souliers et ses cors protestent.
— Je suis un gentleman, s’indigne le roi de la poudre aux yeux.
— Ça tombe bien, approuvé-je, j’en suis un autre, nous sommes donc faits pour nous entendre… Vous disiez donc que la dame en question se nomme ?
— Solange Roland.
Je ne bronche pas.
— Que ça reste entre nous, supplie le mage.
J’évoque fugitivement les volumes de la môme.
— Avec plaisir, ne puis-je me retenir de soupirer. Après le souper ?
— Vous insistez, monsieur le commissaire.
— Avec insistance, oui.
— Nous sommes rentrés chez moi.
— Rue Chanez ?
Il bronche un peu.
— Oui.
— Et vous y avez passé la nuit entière ?
— Oui.
— Vous en êtes ressorti à quelle heure ?
— Ce matin, vers sept heures, pour aller prendre l’avion.
Le mot « avion » le rappelle aux réalités. Il mate à nouveau le cadran de son oignon.
Un silence angoissant s’établit dans le burlingue, à peine troublé par les pétarades rageuses de la Mobylette de Pinuche dans le couloir.
Je pense que j’ai eu raison de cuisiner mon bradeur de ronflette. Il est en train de me vendre des salades de saison par pleins camions. Ce qu’il bonnit ne raccorde pas du tout avec les dires de sa secrétaire et de son assistant.
Landowski, lui, n’a pas un instant cherché à celer la visite nocturne de Zobedenib, ni le coup du message mystérieux…
Attendez, les potes, faut que je gamberge bien à fond. J’ai le gyroscope à bain d’huile qui s’enraye un peu.
L’assistant prétend que son patron ne lit pas le françouze. Or c’est faux, puisque lorsque je lui ai produit ma carte, tout à l’heure, chez Béru, l’Égyptien en a pris connaissance et s’est mis à m’appeler commissaire.
Landowski dit aussi que c’est à Solange qu’il est allé bigophoner dans le troquet. Or Zobedenib avoue que la môme a passé la noye avec lui, chez lui !
Vous parlez d’un paquet de nœuds ! Pour en venir à bout, il faut des ongles bien pointus et de la patience.
Nouvelle irruption inopinée de Pinaud :
— Je t’assure, San-A., qu’il faut absolument que…
Alors là, plus d’hésitation, je lui crie un mot célèbre, de cinq lettres, qui peut, le cas échéant, être de quelque utilité à la dame Pinuche pour ses concours de mots écrasés.
Le délicat débris se retire comme la mer à marée basse.
Et moi, San-Antonio, je reprends le fil et le film de mon raisonnement.
Trois personnages. Un artiste de music-hall, son assistant, sa secrétaire particulière.
Lorsqu’on les interroge, ils ont séparément l’air de petits saints et se justifient aisément. Seulement ce qu’ils prétendent se contredit. Qui ment ? Mentent-ils tous les trois ?