— Vous avez vu la personne endormie que gardaient les gardiens de la paix ?
— Le gros lard ?
— Oui ?
— Oui.
— Il était monté sur scène…
— Je sais, je l’ai vu quand il est sorti z’avec les autres.
— Lui avez-vous remis une contremarque à lui aussi ?
— Non.
— Vous êtes certain ?
— Certain. J’ai fait ma distribution, mais quand j’ai eu fini je l’ai plus vu…
— Ça ne vous a pas surpris ?
— Pff, non. Y en a toujours qui se barrent sans attendre.
Il attaque ses zeux parce que, œufs non plus n’attendent pas.
— Après ?
— Quoi, après ?
— Après la distribution de tickets, que s’est-il produit ?
— Ben, j’ai balayé le vestiaire. Ces c… — là, ils se croyent autorisés à balancer leurs mégots n’importe où !
— Quand vous avez eu fini ce délicat travail, restait-il encore quelqu’un dans le théâtre ?
— Oui, monsieur Zobedenib.
Le concierge se paie un jaune d’œuf complet, le mange délicatement en négligeant de torcher le second jaune, lequel a fait un brin de conduite au précédent et qui ne l’a quitté que pour se réfugier dans la braguette du concierge qui me paraît être un lieu de grand repos.
— Vous l’avez vu s’en aller ?
— Bien sûr. Il part toujours le dernier à cause qu’il est méticuleux et que ça lui prend du temps à se défroquer.
— Il était seul ?
— Tout seul.
— Son assistant ?
— Oh, lui, il chôme pas. Il attend même pas que le rideau soye baissé. Tout de suite dehors !
— Les machinos ?
— Y en a pas. C’est l’électro qui fait le rideau. Quand on a un zig qui assure tout seul le spectac’ on marche en équipe réduite…
— Et il est parti avant le Petit Marcel, cet électricien ?
— Bien avant.
— Personne n’est entré dans la loge de Petit Marcel pendant qu’il se déshabillait ?
— Non. Les gens qui veulent des orthographes ou des renseignements l’attendent au salon qu’est fait pour, près de ma loge. C’est écrit à l’entrée.
— Quand Zobedenib est parti, vous vous trouviez avec lui ?
— Non. Je restais pour éteindre.
— Et la clé de la loge ?
— Il l’a posée là, sur la tablette. Et moi, quand je suis t’été de retour, je l’ai accrochée là.
— Après, qu’avez-vous fait ?
— J’ai bouclé la cabane et j’ai monté me coucher. J’ai une grande chambre au sixième dans l’immeuble à côté.
— Vous voulez me donner la lumière partout ? Je vais faire un tour en coulisse.
— Comme vous voudrez, consent-il en récupérant son deuxième œuf sur sa position stratégique.
Il se lève et me précède au fond du couloir où se trouve le tableau des interrupteurs. Il m’offre la sauce des galas.
— Faut que je vous accompagne ?
— Inutile, pour ce genre d’investigation je préfère être seul.
— Eh ben, investiguez bien, moi je vais finir de casser la graine.
Est-il besoin, bande de ce-que-vous-êtes, de vous décrire mes errements dans le théâtre de M. Poulatrix, le champion olympien du lancement du disque (spécialisé dans le trente-trois tours) ?
Faut-il vous parler de toutes les lourdes de loges que j’ouvre et referme ? Du torticolis que je morfle à force de marcher tête basse ? Dois-je vous rendre compte de mes virouzes à quatre pattes dans la poussière des coulisses et des dégagements ? Est-il nécessaire de raconter mes ascensions sur les portants, mes inspections dans les bureaux du régisseur et du big boss, mon intrusion dans la cabine de l’électro ? Non, n’est-ce pas ? Je vous ferais bâiller et ce serait déroger à vos habitudes puisque vous n’ouvrez en général la bouche que pour dire des couenneries.
Rien de plus fastidieux que cette minutieuse inspection destinée à me faire trouver quelque chose sur la nature de quoi je n’ai aucune idée. Encore un des alinéas de notre turbin, comme dit Béru quand il ne s’est pas nourri de soporifique. La plupart du temps nous ne savons pas ce que nous cherchons, mais nous le cherchons. Et, ô ironie, il nous arrive de le trouver.
Au bout d’une heure je renonce. Tout est O.K., rien ne traîne. Pas d’indices ! Je suis vanné. Mes cannes jouent au vibromasseur et dans mon intérieur ça s’éboule comme une carrière de sable. Je sens que si je ne prends pas un peu de repos je vais tomber en quenouille. Le gars San-A. décide en conséquence de s’accorder un petit entracte.
Je rejoins donc la loge du gardien.
Lui aussi il a dû mal pioncer cette notche. Il digère ses œufs, vautré dans un fauteuil d’osier, les mains sur le ventre, les yeux clos.
J’ai du regret à le réveiller. Mais je me dis que je dois l’aviser de mon départ, sinon, en s’éveillant, il sera chiche de fréter une caravane de secours pour partir à ma recherche.
J’entre dans sa loge et je module un sifflement vipérin. Ça ne le fait pas réagir, l’accrocheur de clés.
— Hé, patron ! glapis-je, vous pouvez éteindre l’auberge, je m’en vais.
Toujours pas de réponse. Je m’approche de lui afin de le secouer, vu qu’il a un sommeil d’une profondeur insondable. Et je comprends pourquoi il ne réagissait pas.
Le frère n’est pas près de se réveiller. Un gars astucieux lui a enfoncé dans le cœur une tige d’acier terminée par une boucle, dans le genre de celles qu’utilisent les géomètres pour métrer un terrain.
Boulot parfaitement propre. Pas une goutte de sang sur les fringues du pipelet. Le monsieur qui a accompli cette opération s’y connaît en anatomie.
Je palpe mon brave homme. Il est chaud. Chaud, mais mort. Son pouls annonce clôture annuelle.
Un qui commence à se dire qu’il vit une drôle d’histoire, c’est bien le commissaire San-Antonio, les gars ! Elle a été bien inspirée, la Wenda de mon cœur, de me traîner au music-hall hier ! Il n’y a qu’à moi que ça arrive, des trucs commakos, vous ne l’ignorez pas ! Heureusement d’ailleurs, parce que, autrement, je n’aurais à vous raconter que la mort de Louis XVI et comme la plupart d’entre vous savent qu’il n’a pas péri de la rougeole, ça manquerait de suspense.
Je zieute autour of me, comme ne dirait pas un Anglais. Tout est dans l’état où je l’ai laissé une heure plus tôt.
Je ne sais plus que penser. Qui a bien pu buter ce concierge ? Quelqu’un qui savait qu’il savait ce que ce quelqu’un ne voulait pas qu’on sache ?
À voir.
Je décarre après avoir tiré le rideau de la loge, fermé celle-ci à clé et mis la clé dans ma poche.
Mon petit doigt qui est de bon conseil, lorsqu’il ne vadrouille pas dans le corsage d’une dame, me chuchote qu’il est grand temps d’aller bavarder de ces multiples incidents avec le Vieux. Jusqu’à présent je ne savais pas si cette affaire était vraiment une affaire. Je n’avais comme point d’interrogation que ce sommeil du pote Béru. Dorénavant et à partir d’à présent, c’est du sérieux. Il existe un cadavre ; un vrai, en chair et en os.
Je retourne donc aux Établissements poulardins en me demandant si je vais roupiller un jour. Dans cette affaire d’endormeur et d’endormis, il n’y a qu’un mec qui fasse tintin pour le dodo, et natürlich c’est votre San-A. voluptueux, mesdames ! Je me déplace comme dans un rêve, la calebasse bourrée de coton et les flûtes en caoutchouc mousse. Je me dis que si je ne me paie pas un couple d’heures de ronfle, plus, au réveil, une douche froide, un bol de jus et une escalope soit milanaise, soit bolognaise (je ne suis pas sectaire), il va y avoir du flic étendu dans le ruisseau.