Retour to the Bourriqu’s House. Je demande au standardiste de m’annoncer chez le Vioque. Le préposé prend sa mine la plus grave, celle qu’il réserve pour les enterrements en musique, les mobilisations générales et les tirages de la tranche spéciale de Pâques, pour m’annoncer que Son Excellence le Tondu est en conférence avec le ministre de l’Intérieur et avec le chef des cabinets de la gare de Lyon. Ordre de ne pas le déranger.
Je ne suis qu’à demi emmouscaillé. Ce temps mort va me permettre de récupérer.
— Je vais piquer un roupillon dans mon bureau, annoncé-je, car cela fait plus de trente heures que je suis sur mes cannes. Défense de me déranger. Si Pinaud revient s’entraîner pour le Bol d’or avec son quarante-neuf centimètres cubes, envoie-le chez Plumeau.
Le standardiste se gondole.
— Il n’est pas fait pour la motorisation, dit-il. Déjà une fois il s’était acheté un scooter. Il n’a jamais pu s’en servir et c’est sa bonne femme qui l’utilise pour faire le marché.
Je hausse les épaules. Pinaud, lui, il n’est pas bonnard pour le deux-roues. Ni même pour le quatre-roues. À la rigueur la roue toute seule, je dis pas, à condition que ce soit celle d’une brouette…
Je m’approche de l’escadrin d’un pas traînant.
— Dites, m’sieur le commissaire, à propos de Pinuche, vous l’avez vu ?
— Oui, tout à l’heure…
— Ah bon, alors il vous a dit…
Je m’arrête. Je songe aux multiples interventions du débris lors de mon entretien avec Zobedenib. Brusquement je pige, connaissant mon Pinaud des Charentes, qu’il avait effectivement quelque chose à me dire. Quelque chose n’ayant aucun rapport avec son diable de vélocipède motorisé.
— Il ne m’a rien dit, parce que j’étais occupé et que je l’expédiais aux fraises avec une échelle !
Je me rapproche du manipulateur de fiches.
— Qu’avait-il de si important à m’apprendre ?
— Je ne sais pas exactement, fait le gnard, c’est au sujet d’un hypnotiseur, depuis hier il vous cherchait ; en désespoir de cause, ne vous trouvant pas, il a téléphoné à Bérurier.
Je bondis.
Enfer et damnation ! Et moi qui…
— Où est Pinaud ? croassé-je, car je parle couramment le corbeau dans mes périodes d’exaltation.
— Chez le toubib, rapport à sa gastrite, il est allé se faire faire des photos d’intérieur, rigole le standardiste.
— Chez quel toubib ?
— Juste en face, au 14, le docteur Fugelune…
Il n’a pas fini d’annoncer la couleur que San-Antonio, récupérant toute son énergie, est déjà hors de la Cabane coup-de-bambou. Il bombe sur le trottoir encombré.
Le 14 ! Un porche, une plaque : Docteur Fugelune, chef de clinique à l’hôpital Vermi, au premier ; le tapis rouge de l’escalier…
Je grimpe. Sonnette ! Une ouvreuse de porte fait son métier. Elle a une blouse blanche, des cheveux blancs, le teint blême. Si les murs n’étaient pas peints en ocre, on ne la verrait pas.
Je lui dis qui je suis et qui je cherche. Elle me répond que M. Pinaud est dans la salle de radio. J’insiste pour lui parler d’urgence.
Elle finit par prévenir son patron. Ça gueule dans la chambre noire ; mais Pinaud explique à son photographe qui je suis et on m’introduit.
Une lumière rouge, très basse, crée une atmosphère angoissante. Le docteur est un solide gaillard de quarante carats qui porte un tablier de cuir, because les radiations.
Derrière un cadre de verre, l’inspecteur principal Pinuchet. Sa bouille attristée, aux moustaches ratées, passe par-dessus le cadre. Au-dessous, il y a le squelette de Pinaud ; et je dois dire au passage que je n’ai jamais vu de squelette plus squelettique que le sien. J’adresse un regard affligé à ses organes qui sont soumis pour la première fois à mon admiration.
Au bas du cadre, je retrouve les cuisses de cigogne du noble fonctionnaire. Il a des flûtes maigrelettes avec genoux Louis XV, des chevilles variqueuses, lui qui n’a pourtant rien d’un prévaricateur. Ses pieds sont plats, osseux, hérissés de cors et seule la pénombre qui règne céans empêche d’admirer les marbrures de crasse qui les agrémentent.
Je regarde frémir ses poumons. Marrant comme effet.
— Il paraît que tu avais quelque chose à me dire au sujet d’un hypnotiseur ?
— Parfaitement. Seulement tu n’as pas voulu m’en laisser placer une…
— Vous avez une seconde ? fulmine le toubib, j’aimerais bien faire mon travail, j’ai d’autres clients qui attendent. Ce n’est pas un commissariat de police ici !
Le Pinaud a avalé de la bouillie et son estom’ se dessine admirablement sur l’écran de verre.
— Vous croyez que c’est grave ? s’inquiète-t-il.
— La radio nous renseignera.
Moi je m’impatiente.
— Parle vite, Pinuche, ça pourrait être très important : une question de vie ou de mort…
Le médecin me hurle de me taire. Il fait clic, puis clac !
Il dit à Pinuche de se baisser, ensuite de se remonter ; enfin de se mettre de profil. Et c’est fini. Lumière ! Pinaud cesse son striptease. Il revêt sa maigre viande sur son squelette en baleines de pébroque.
Ses fesses en gouttes d’huile disparaissent dans un caleçon à rayures mauves. Chose curieuse, c’est à partir du moment où il a passé ce calbar qu’il a l’air d’un sans-culotte.
— Accouche, Pinaud occulte !
— Eh bien voilà, dit-il. T’as entendu parler de la maison Bourgeois-Gentilhomme ?
— Les nouilles ?
— Oui, leur publicité c’est : « Aux œufs et en bâton, qui suis-je ? La nouille Bourgeois-Gentilhomme ! »
— Je connais. Alors ?
— Le fondateur de la nouille en question, M. Bourgeois-Gentilhomme, a maintenant quatre-vingts ans.
— Enchanté. Re-alors ?
— Ça ne vous ennuierait pas d’aller discuter de vos petites nouilleries ailleurs, rouscaille le doc, j’ai besoin du terrain !
Pinaud pénètre dans son pantalon, puis, le reste de ses fringues sur les bras, me suit dans le couloir.
La dame en blanc-sur-fond-ocre est très surprise par cette intrusion dans son domaine. La cage thoracique concave de Pinaud, ses pieds endeuillés et ses épaules en fil de fer galvanisé la galvanisent (son numéro de téléphone c’est d’ailleurs Galvani 69 deux fois). Elle fait entrer Pinuchet dans la cuisine afin qu’il puisse se loquer à loisir.
— Revenons-en à l’ancêtre de la nouille en bâton. Tu disais qu’il avait quatre-vingts piges. Ensuite ?
— Sa femme est morte voici quelques années et depuis, le vieux s’adonne au spiritisme. Tout ce qui est magie le passionne…
Pinuche enfile sa chemise et, distrait, la met à l’envers.
— Mais parle donc, tirelire !
— Attends, je t’expose succinctement… Il avait un fils qu’est mort en 40 à la tête de son régiment. Ce fils n’avait qu’une fille qui a épousé un Américain qui fait des conserves à Chicago…
Il se tait, fait un effort bizarre, la main ramant derrière son dos.
— Fais-moi donc passer mes bretelles, dit le détritus.
Je l’aide à se fringuer et il consent à poursuivre :
— C’est l’Amerlock et sa femme qui font marcher les nouilles, tandis que grand-papa, lui, fait tourner les tables.
Et de rire. Un rien l’amuse, Pinaud. Le cœur pur, quoi ! Faut avoir l’âme nettoyée par Persil pour pouvoir être heureux à si bon compte (comme dirait Monte-Cristo).
— Trêve d’esprit, alors ?
— Ces temps-ci, le vieux qui se prénomme Céleste, je te le dis en passant, s’était entiché d’un type qui s’appelle le Petit Marcel.