J’en ai le gésier qui se prend les pieds dans la rate et tous les deux se seraient affalés dans l’intestin grêle si mon pancréas ne les avaient pas retenus.
— Vite, vite, Pinaud, poursuis !
— L’entourage du vieux a trouvé que celui-ci avait terriblement changé ces derniers jours. Il paraissait ne plus avoir sa tête à lui. Il parlait sans arrêt du Petit Antoine…
— Marcel !
— Je m’appelle pas Marcel, s’étonne Pinaud.
— Le Petit Marcel, pas le Petit Antoine…
— Excuse. Et puis figure-toi qu’hier matin il a disparu. Quand son valet de chambre lui a apporté le déjeuner, il a trouvé le lit pas défait. Céleste avait fait la malle pendant la nuit. La porte de l’hôtel particulier n’était pas fermée. Et il s’était barré avec tous les diams de la famille qui se trouvaient dans le coffre-fort du bureau. Sa petite-fille, qui séjourne en France actuellement pour l’usine, estime qu’il en a emporté pour au moins cent briques, en anciens francs, d’accord, mais c’est tout de même une perte !
Maintenant mon vieil esclave a fini de se loquer et je l’entraîne vers la Grande Crèche.
— Comment as-tu été mis au courant de cela ?
— Par le Vieux. La petite-fille à Céleste, celle qui a épousé l’Américain, Mistress Blankett (de Vaux), est une amie de la fille du Vieux. Tu sais comme sont ces grandes familles ? Ils ont les chocottes du scandale dans la haute. Elle veut pas qu’on ébruite. Le Vieux te chargeait de l’enquête discrète. Mais pas moyen de te mettre la main dessus. On t’a cavalé après toute la journée d’hier…
Je m’enverrais des coups de targette dans le tiroir du bas.
Dire que je n’ai pas appelé à la maison ! Ce que c’est que le hasard, hein ? Si, hier soir, quand je rentrais chez bibi, je n’avais pas été hélé par Berthe Béru et son jules, Félicie m’aurait fait part de ces appels et les choses se seraient déroulées autrement.
— Alors, continue Pinaud, j’ai téléphoné chez Béru pour gagner du temps. Je lui ai dit d’aller enquêter discrètement sur le citoyen Petit Charles en prétextant que c’était un ordre de toi !
Voilà au moins un point d’éclairci : le départ précipité de Béru.
— Et puis ?
— Et puis c’est tout, affirma Pinaud, je m’en serais bien occupé moi-même, mais j’avais ma gastrite qui me travaillait. J’ai fait passer une circulaire pour donner le signalement du vieux marchand de nouilles, des fois qu’on le repérerait, mais comme la discrétion absolue est de rigueur, on peut pas employer les grands moyens, tu comprends ? Ça freine. Quand on enquête dans les sphères élevées, c’est toujours le chiendent.
« Ce matin, j’attendais des nouvelles du Béru, rapport à Petit Louis, mais Béru n’est pas encore venu. J’espère qu’il ne s’endort pas sur le morceau !
« Eh ben, où tu vas ? s’égosille Pinaud en me voyant détaler.
CHAPITRE IX
Dans lequel j’abandonne la méthode Holmes, qui décidément s’avère négative, pour la méthode San-Antonio
— Vous l’avez trouvé ? me demande le standardiste.
— Oui. En priorité demandez-moi l’aéroport de Londres.
Je bigle ma montre.
— Fissa ! C’est une question de minutes !
L’avion emprunté par Zobedenib décollait à onze heures moins vingt-neuf. Il est dans le ciel en ce moment et va se poser, si j’en crois mon estimation, dans quatre ou cinq minutes sur la piste anglaise.
Pas une seconde à perdre.
Je fonce dans le bureau de mon collègue Stephanovitch qui parle couramment l’anglais.
— On va me passer l’aéroport de Londres, lui dis-je. Tu vas prendre la communication et demander le bureau de police. Tu leur diras qu’un certain Edwin Zobedenib, artiste de music-hall, va descendre du prochain Paris. Qu’ils le fassent filer discrètement. Dis que c’est très important. Qu’on ne lâche pas ce pèlerin d’une semelle…
Je n’ai pas plutôt parlé que le bigophone carillonne. Stephanovitch se met à jacter ferme. Il tartine avec véhémence et autorité. Çà et là des bouts de phrase, mais mon english n’est pas de first quality et je perds les pédales. À la fin il raccroche.
— Que t’ont-ils dit ?
— Le zoizeau était en train de demander la piste, tu retardes. Ils s’occupent illico de ton client et toutes les deux heures nous adresseront le point de ses activités anglaises.
— Bravo.
Je me laisse choir dans le fauteuil.
— Vois-tu, Stephano, dis-je, les Anglais ont brûlé Jeanne d’Arc et ils ne savent pas cuisiner, ce qui va de pair, mais question police, ils sont là !
J’ai un petit coup de flou.
— On dirait que tu as sommeil, sourit mon collègue.
— Tu veux dire que je m’écroule…
Il quitte son bureau et me place une chaise devant les jambes.
— Allonge-toi, je partais justement. Je tire les rideaux et je demande qu’on te fiche la paix, vu ?
— Jusqu’à deux heures moins le quart, supplié-je.
Car à deux plombes, y a réunion chez Béru avec le professeur Tessingler pour essayer de déshiberner le Gros.
Stephano fait ce qu’il dit. Son burlingue est tout au fond de la bâtisse, loin du bruit de la rue et du remue-ménage de la cour.
Il n’a pas plutôt refermé sa porte que je sombre dans un sommeil profond.
L’enquête est placée sous le signe du sommeil, hein, les gars ?
Dans sa piaule, Bérurier roupille. Dans sa loge le pipelet de l’Alcazar en fait autant ; seulement lui, c’est de son tout dernier sommeil.
Garce de vie ! Je flotte un instant dans des pensées métaphysiques ; puis tout devient noir, tout disparaît.
Il ne reste plus dans ce bureau silencieux qu’un merveilleux spécimen de la race humaine. Un spécimen de propagande ! Un spécimen endormi.
Drrrrring !
Le bignou. Pendant un milliardième de seconde au moins, je rêve que je suis chez moi et que c’est mon réveille-matin qui carillonne. Mais je reprends conscience et la réalité entre en moi.
Il s’agit du téléphone de Stephano.
Je tends une main flottante et je parviens à décrocher après plusieurs tentatives infructueuses.
Le standardiste gouailleur me balance, d’une voix on ne peut plus éveillée, le veinard :
— Alors, bien dormi, m’sieur le commissaire ?
M’sieur le commissaire a l’impression d’avoir des bandes de Scotch collées sur les vitres. Et, à propos de scotch, il se dit, m’sieur le commissaire, qu’il s’en taperait bien un.
Comme dans une pièce aux entrées minutieusement réglées par Raymond Rouleau, la porte s’ouvre. Et Aldebert, le barman du troquet d’en bas, se présente dans mon espace vital avec un plateau supportant un bol de caoua et un whisky chargé comme une péniche remontant sur Paris.
— De la part du commissaire Stephanovitch, annonce-t-il, il m’a dit de vous grimper ça à deux heures moins le quart pile !
Brave Stephano ! Ça c’est du collègue. Il a des manières, des usages et de l’élégance.
Ma joie est telle que je balance un bif de cinq piastres au loufiat. Le barman se confond, confus, et s’esbigne.
Vite fait j’avale le bol de caoua, puis le whisky et j’ai illico la satisfaction de constater que je suis dans une forme du tonnerre. Popeye après s’être cogné sa boîte d’épinards, quoi !
Je vais dans mon bureau, où se trouve un rasoir électrique. Je me fais beau. Un peu d’eau fraîche sur mon frais minois. Une chiquenaude à mon nœud de cravate et vous avez du mec, mesdames. Du beau mec prêt à tout ce que vous voudrez, et même à ce que vous ne voudrez pas.
Je me casse afin de rejoindre le célèbre professeur Tessingler chez la Bête au bois dormant, en l’occurrence Béru.