— Sur les choses de vingt heures trente, répond Alfred qui a eu un chef de gare dans ses ascendants.
Il ajoute, très homme du monde :
— Vous concevez notre inquiétude, m’sieur le commissaire ?
— Je la conçois, affirme le commissaire pressenti.
— C’est vous qui l’avez appelé, mon Benoît ? demande la Baleine, perfide.
Il lui vient une idée louche à cette rogneuse. Des fois qu’après avoir polissonné avec la donzelle pendant qu’elle-même se faisait roder les soupapes à chaud par le superman de la coupe rasoir, oui, des fois qu’il se serait endormi sur le tas, Béru ? La ronflette d’après repas et d’après délices, c’est assez dans ses mœurs.
— Oui, mens-je. C’est moi. Je l’ai envoyé porter certains documents au ministre de la Défense, et ce dernier, pris en conseil superministériel, l’aura fait attendre.
— Jusqu’à quatre heures et demie ? s’étonne l’abominable Alfred, toujours prêt à porter le coup de Jarnac au mari bafoué.
— Dans les ministères, fais-je, c’est comme dans les cliniques d’accouchement : la nuit n’existe pas.
Sur ces paroles sobrement républicaines, je prends congé du couple en lui recommandant de regagner les pénates du Mahousse pour attendre icelui.
Je rallie ma guinde et je fais demi-tour, ce qui n’offre aucune difficulté, le sens giratoire étant balisé à cet endroit.
CHAPITRE III
Dans lequel Bérurier prolonge un numéro de music-hall qui peut s’avérer périlleux
En musardant dans le Bois où des bagnoles de luxe, bondées de gens luxurieux, rôdent en faisant de l’œil avec leurs loupiotes, j’étudie à tête reposée le cas Bérurier.
Le Gros n’est pas une lumière, bien que son naze rougeoie. Il n’a inventé ni l’eau chaude ni surtout — sa crasse en témoigne — la manière de s’en servir. Mais c’est un gars pas mal dans son genre, et à une époque où, si l’extermination du salaud était décidée, on risquerait de se retrouver pas nombreux, c’est appréciable. Ce coup de grelot reçu en pleine fiesta, il ne l’a pas combiné (si je puis dire parlant d’un coup de fil). Donc, quelqu’un lui a ordonné quelque chose en mon nom.
Qu’a fait Benoît Bérurier, dit Béru, dit le Gros, dit l’Ignoble, dit l’Enflure, dit la Gonfle, dit le Mahousse, dit le Verre solitaire ?
Il a fait une bibise à bobonne, il a serré la louche d’Alfred. Il leur a recommandé à l’un et à l’autre de laisser la boutanche de rouille au frais et de n’y point toucher avant son proche retour… O.K. ?
Bon, ensuite il est allé à l’Alcazar.
C’est là que ça se complique !
Le Petit Marcel a réclamé des sujets. Et mon pote Béru, bien que se sachant attendu par sa femme, l’amant de celle-ci et une cuvée de Moët et Chandon, mon pote Béru s’est porté volontaire pour la séance d’hypnotisme. Il a fait le guignol pendant plus de deux plombes devant une salle attentive où se trouvait — ô ironie — précisément la personne qui lui avait, paraît-il, ordonné de sortir !
Enfoncé le Petit Marcel ! Ça, oui, c’est du mystère, du vrai.
Je retrouve Pantruche et ses lumières. Ses éclairages au néon. Sa vie nocturne, bizarre.
Je fonce en direction de l’Alcazar, parce que ce music-hall est, qu’on le veuille ou non, le siège du problème.
La lourde grille de fer est fermée sur le hall. La façade est éteinte, mais, grâce à la réverbération du boulevard, on aperçoit, sur un panneau, le portrait du Petit Marcel, avec sa queue-de-pie, son nez de faucon, son regard d’aigle et son crâne de piaf.
J’inspecte la serrure de la grille, et point n’est besoin d’être Louis XVI pour se rendre compte qu’elle est salement coton à ouvrir. Mon fameux sésame qui est le plus futé des passes renâclerait sur ce turbin. Et puis passer par la grande entrée risquerait d’attirer l’attention de la ronde de noye. Vous ne voyez pas qu’un de ces messieurs me prenne pour un voleur et me défouraille à tout va dans le dossard ?
Prudent, le célèbre San-A. (je peux y aller, j’ai les chevilles blindées) contourne l’établissement et se présente par l’entrée des artistes (laquelle sert par la même occase de sortie). Cette voie intime s’ouvre dans une rue agaçante, au fond d’une courette pavée, encombrée de vieux décors et de vélos rouillés.
Premier obstacle, risible celui-là : un cadenas de jeune fille à une porte vitrée. Je ne fais pas l’insulte à mon sésame d’avoir recours à lui pour une telle broutille.
J’ouvre le cadenas qui n’offre pas plus de résistance qu’une vieille huître en train de bâiller au soleil.
Couloir. Escalier. Re-couloirs (au pluriel cette fois) et re-escaliers. Le chétif faisceau de mon stylo-torche arrache de l’obscurité des inscriptions soulignées de flèches telles que : SCÈNE — LOGES, etc.
J’hésite, l’oreille tellement tendue que je suis obligé de fermer un œil. Ce temple de la gaudriole est désert, mais le silence y est sonore. On y décèle des craquements mystérieux, des souffles étranges, des glissements feutrés. Une pucelle en aurait des vapeurs. Et Yul Brynner en aurait les cheveux qui se dresseraient sur la mappemonde.
J’atteins la scène. Dégagée et plongée dans le noir, elle ressemble à un sanctuaire. La lueur faiblarde et vagabonde de ma lampe fait resurgir des ombres. J’évoque tous les mecs qui ont risqué leur pauvre peau sur ces planches.
L’air vibre encore de leurs efforts et il me semble que des éclats de cuivre flottent encore dans les recoins.
Je vois défiler, telle la parade d’un monstrueux Barnum, des acrobates cyclistes, au pédalage saccadé, des jongleurs chinois environnés de soucoupes volantes, des trapézistes en maillot à paillettes, des clowns hilares et pitoyables, des chanteurs sans voix, des montreurs de monstres, des illusionnistes sans illusions…
Et tout en détectant ce monde en suspens de mes antennes survoltées, je cherche le Gros dans les méandres des coulisses.
Il ne paraît point s’y trouver. D’ailleurs qu’y ferait-il à pareille heure ?
Je me rabats alors sur les loges. Présentement, une seule est en exercice ; celle du Petit Marcel, puisqu’il compose le spectacle à lui tout seul.
Son nom, découpé dans le programme, est collé à l’une des lourdes.
Je tourne le loquet, mais la porte résiste.
Nouvelle intervention de mon ustensile à délourder les tirelires. La porte s’ouvre. Une odeur lourde de parfum exotique me prend à la gorge. Je tâtonne pour trouver le commutateur et crac : la lumière jaillit à flots.
Mes rétines meurtries refusent l’aveuglante clarté et je suis obligé de battre des paupières à plusieurs reprises afin de les adapter.
Enfin je mate la carrée. C’est une loge de grandes dimensions, quasi luxueuse. Les murs sont tendus de velours bleu. Dans le fond il y a une table à maquillage cernée d’ampoules ; dans un angle, un lavabo encastré dans le mur et que peut masquer un rideau. Un canapé, deux fauteuils et un portemanteau à plusieurs têtes constituent l’ameublement.
À gauche de la porte, le téléphone. Et, au niveau du plaftard, le pavillon grillagé d’un haut-parleur utilisé par le régisseur pour annoncer l’imminence des entrées en scène.
Tout me paraît extrêmement en ordre. Je m’apprête à vider les lieux, en me demandant intimement ce qu’au fond je viens y foutre, lorsque mon œil de lynx capte un détail insolite.
Insolite et menu, jugez-en plutôt. Près du canapé dont les volants de velours descendent jusqu’à terre, il y a un morceau de lacet de soulier.
San-Antonio s’en approche et le ramasse. Mais le lacet résiste. Je comprends vite pourquoi : figurez-vous, bande d’espèces de ce que je me pense, qu’il est relié à un soulier. Or, un pied habite le soulier. Ledit pied est prolongé par une jambe, elle-même reliée à un tronc (et quel tronc) que termine la bouille de Bérurier.