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je les ai perdues ;

Je les retrouverai demain

pour les perdre encore. »

Gustav Mahler à Bruno Walter,
cité dans « Gustav Mahlers Weg: Ein Erinnerungsblatt », Der Merker, mars 1912.

1

Bayreuth, été 1932

La limousine Mercedes roule au pas, toute noire, souple et silencieuse sous la voûte des arbres immenses. Les graviers crépitent sous les roues, quelques curieux regardent passer la voiture. De temps à autre, le chauffeur relève sa casquette et sort discrètement un mouchoir de sa poche pour essuyer son front moite, d’un geste fatigué. La chaleur devient insupportable, grasse, le ciel va crever d’un instant à l’autre.

Rodolphe Meister fixe la sorte d’étoile à trois branches au bout du long capot de la voiture, comme une mire qui pointe le paysage. Au détour d’une courbe douce surgit le Palais des festivals de Bayreuth. Dans son imagination d’enfant, Rodolphe s’attendait à un château flanqué de hautes tours et peuplé de personnages fantastiques, une sorte de temple consacré à quelques dieux mystérieux. Il tombe sur une immense bâtisse tassée sous le ciel en sueur, des formes aiguës, un chapiteau et des murs rouges.

— C’est ici que tu vas chanter ? demande-t-il en se tournant vers sa mère.

— Oui, mon Prince, répond Christa Meister. Nous sommes arrivés chez le maître.

Le chauffeur fait une large volte devant le Palais et s’arrête à quelques mètres de l’entrée des artistes. Des hommes discutent gravement en fumant. Le plus grand, en bras de chemise, très mince, se détache du groupe et vient à leur rencontre, à grands pas.

— Christa, comme je suis heureux de te voir !

Il prend la main que lui tend la cantatrice et la baise avec cérémonie.

— Moi aussi, Wilhelm, je suis heureuse de te revoir. Je suis venu avec mon petit Prince, Rodolphe.

Le grand monsieur se penche à l’intérieur de la voiture. Il a un regard franc et droit, un sourire mince, des yeux très clairs.

— Sois le bienvenu à Bayreuth, Rodolphe. Et vous aussi, mademoiselle.

— Eva Müller, dit Christa Meister, d’un ton sec. Elle veille sur mon Prince. Je pense qu’elle vous a reconnu, Herr Furtwängler.

Eva tressaille, toute rouge. Elle en oublie de dire bonjour. Le chauffeur redémarre. Rodolphe taquine Eva d’un coup de coude.

— Tu le reverras, ne t’inquiète pas.

— Tu n’es pas drôle !

Christa Meister doit chanter Brunehilde pour les trois journées du Ring de Wagner. Un rôle écrasant. Sur le programme du festival de Bayreuth de cette année 1932, elle pose en soprano plantureuse, joli minois, lèvres finement dessinées en un cœur gourmand. Elle ne sourit pas, l’air décidé et sombre, un casque ailé en forme d’obus sur la tête. Ses longs cheveux clairs flottent sur ses épaules guerrières. Elle est au sommet de la gloire, tout en haut, dans le ciel des divas.

En milieu d’après-midi, Rodolphe et Eva sont conduits jusqu’à la villa Wahnfried. Un goûter est organisé, selon un programme qui paraît bien rigide. Winifred Wagner, la belle-fille du compositeur, les accueille sur le pas de la porte.

— Soyez les bienvenus dans la maison du Maître.

Winifred Wagner est une grande femme. On dirait presque un homme. Elle ne doit pas être allemande, songe Rodolphe, son accent paraît bien étrange, sa voix n’a rien de musical.

— Venez au salon.

Rodolphe aura sept ans dans trois mois. Il n’est pas timide mais tout semble géant dans l’antre du génie. Un lustre à grosses boules de verre pend d’un plafond à caissons qui renferment des armoiries mystérieuses. Des rangées de livres usés tapissent le mur du fond, de part et d’autre d’une porte masquée par de lourds rideaux verts. Il y a des fleurs dessinées partout, des tapis aux papiers peints, on se croirait dans une sorte de forêt mystérieuse. Des rangées de portraits jettent sur les visiteurs des regards distants. Un vrai décor de théâtre, lourd et pompeux.

— Venez, Rodolphe, dit Winifred Wagner en prenant sa main énergiquement. Je vais vous présenter mes enfants.

Dans un coin du salon, des garçons jouent aux échecs, assis sur des fauteuils vieillots couverts de velours.

— Voilà Wieland, l’aîné, dit Winifred avec un sourire mondain. Il a presque quatorze ans.

Wieland se lève et fait une moue blasée de gosse suffisant. Il porte un short de tennis qui lui fait des jambes comme des quilles.

— Voici son frère, Wolfgang, qui a juste deux ans de moins.

À l’écart, sur un sofa à gros capitons, se tiennent deux jeunes filles qui dévisagent Rodolphe. La plus âgée s’appelle Friedelind, la plus jeune Verena.

— Elle a presque votre âge, Rodolphe !

Un piano, un Steinway grand-queue, aux gros pieds sculptés comme des pattes de lion, trône devant les grandes fenêtres ouvertes en arc de cercle sur le jardin. Winifred fixe un instant Rodolphe.

— C’est le piano du maître. On raconte partout que vous êtes un petit prodige. Nous serions très honorés si vous nous jouiez quelque chose.

Rodolphe lève les yeux vers Eva qui semble amusée à cette idée. Elle se penche et lui murmure à l’oreille :

— Joue la sonate « Pathétique », le deuxième mouvement. L’adagio ! Tu le connais parfaitement.

— C’est pour toi que je vais le jouer.

Rodolphe s’installe au piano et observe un instant le clavier dont les touches ont jauni avec le temps. C’est là que Wagner a composé certains des airs que chante Maman, songe le petit garçon. Ses doigts sont moites. On l’observe d’un air amusé. Il étouffe tout à coup. Eva lui lance un clin d’œil. La première note l’emporte, comme chaque fois qu’il joue. Le monde rance qui l’entoure disparaît, par magie. L’adagio terminé, il entend quelques mains qui clapent, un ou deux bravos. Des félicitations qu’il ignore. Il veut être virtuose, ne pas s’en laisser conter par cette femme qui semble porter tout le destin de la musique sur ses épaules épaisses. Il enchaîne avec le Rondo, si périlleux. Eva le regarde, les yeux mouillés. Winifred est subjuguée et ne le cache pas.

— C’est au-delà des compliments que l’on m’a faits sur vous. Bravo, Rodolphe.

Il n’a pas de sourire, tout juste un timide merci. Dans sa petite vie, on lui a déjà trop adressé de bonnes manières, il s’en moque. On ne construit rien sur des flatteries.

Un cadre en argent est posé sur le piano. Une photo colorisée. Des enfants et un monsieur qui leur sourit avec malice. Wieland et Wolfgang sont sur les genoux de cet homme en costume blanc. Rodolphe l’a déjà vu quelque part. Il ne sait plus. Il tend le doigt pour désigner le cliché.

— Qui est ce monsieur ?

Winifred éclate d’un rire sonore.

— C’est l’ami de notre famille. Un ami très cher. Oncle Wolf. Un homme qui dirigera un jour l’Allemagne et lui rendra son honneur et sa grandeur. Un sauveur. Tu as dû en entendre parler. Forcément !

— Je ne me souviens pas. Je suis trop petit pour ces choses-là.

Winifred caresse la joue de Rodolphe et se saisit du cadre pour l’approcher de ses yeux.

— Cette photo a été prise dans le jardin, juste après la mort de mon mari, Siegfried. C’est Adolf Hitler.

— Pourquoi vous l’appelez Oncle Wolf ?

— Ce sont les garçons qui lui donnent ce nom, comme cela, tout simplement. Il est un peu leur père, à présent.

Les enfants Wagner acquiescent d’un sourire convenu. Rodolphe hausse les épaules et interroge Eva du regard.