Il se ratatine, provisoirement vaincu.
— Vous le savez, dit-il, j’ai participé d’une façon active à la révolution du Kuwa et j’étais aux côtés de Magloire pendant sa campagne. L’idée m’est venue d’écrire un livre sur cette page d’histoire africaine. Elle a d’emblée enthousiasmé le président.
— En effet, la littérature est à l’heure du document, admets-je, de l’événement raconté par un témoin. Vous avez déjà écrit, comte ?
Il hoche sa tête de Christ raviné.
— Rien d’important, mais on se plaît à me reconnaître un joli brin de plume. Dans cette foutue brouette je ne peux guère espérer m’employer autrement. Raconter leurs souvenirs constitue le lot de consolation des aventuriers sur la touche.
Depuis un moment, mon attention est sollicitée par le fauteuil de l’infirme. On a, à l’aide d’un cordon, fixé un coussin sur la plaque du repose-pieds. Sa housse est aisément lavable car elle comporte une fermeture Éclair qui permet de l’ôter en un tournemain.
Pourquoi tiqué-je à la vue de ce coussin ? Peut-être parce qu’il est neuf et que, malgré tout, on lui a attribué les fonctions les plus humbles puisqu’il supporte les pinceaux de l’infirme ? Ou plus simplement parce que votre San-Antonio a autant de pif qu’une meute ? Toujours est-il que je m’approche d’Alcalivolati et que je me baisse brusquement. J’écarte ses panards afin de pouvoir palper le coussin.
— Qu’est-ce qui vous prend ! s’emporte le comte.
Ça craque sous mes doigts, à travers des épaisseurs de polyester. Posément je commence à délacer le cordon. Au-dessus de moi, Alcalivolati écume ! Penché en avant, il s’efforce de me repousser misérablement.
— Voulez-vous me laisser, tonnerre de Dieu ! En voilà des façons ! Qui vous permet…
Il cogne à poings raccourcis. Très raccourcis, même, si bien que cette grêle de coups n’a pas grande portée.
Je libère le coussin et je tire sur la fermeture, comme on ouvre un sac.
— Salopard ! glapit l’Italien ! Charogne ! Fumier !
Il continue dans sa langue maternelle, ce qui lui assure une plus grande autonomie d’invectives et flatte mes tympans.
En souriant je retire du sac une liasse de billets de banque. Des dollars ! Bien verdâtres, bien craquants ! On en mangerait !
— Fichtre, dis-je, des coupures de cent !
Je compte les biftons. Il y en a cinquante. Ça représente trois bons millions de lires, ça !
— De quoi remplacer quelques carreaux aux fenêtres de votre masure, hé ? fais-je en glissant les banknotes dans ma fouille.
Mon geste le met en transe :
— Ladro ! Assassino ! il vitupère. Mon argent ! Mes économies !
— Des économies dont vous seriez bien en peine d’expliquer la provenance, mon bon ami !
— Au secours ! À l’aide ! La police ! se régosille Alcalivolati.
Je vais cramponner un bougeoir sur le tablier de la cheminée. Un tronçon de chandelle baveuse y subsiste. Je l’allume. Ensuite de quoi je ressors les dollars et m’en évente négligemment.
— Mon bon comte, dis-je, je vais vous faire une proposition honnête. Chaque fois que je vous poserai une question, si vous y répondez franchement, je vous rendrai un billet, dans le cas contraire, je le brûlerai. Vu ?
Un pareil marché lui coupe le sifflebroque. Il n’en croit pas ses larges éventails à libellule, le pauvre paralytique. Tel que ça se présente, il va perdre l’usage de ses brandillons, à force de se cailler la laitance.
— Primo : d’où provient ce fric ?
— Je vous l’ai dit : ce sont mes économies !
— Dommage, fais-je en enflammant la coupure, ça démarre mal, vous êtes vraiment pas raisonnable.
Ses vitupérations reprennent. Il me charge avec son fauteuil en rameutant la maisonnée. Béru s’annonce, croyant sa rescousse nécessaire.
— Besoin de moi, Mec ?
— Pas encore, dis-je en écrasant sous ma semelle ce qui reste du billet enflammé. Il me reste 49 talbins à brûler avant de changer de méthode.
— M’sieur le comte refuse de s’affaler ?
— Pire : il ment !
— C’est pas beau, ça, assure le Gros en lui retroussant une beigne à laquelle participent toutes les phalanges de sa paluche.
Sous l’impact, le fauteuil du sous-produit casanovesque traverse toute la longueur du salon et va percuter le mur du fond. Les roues se mettent illico en 8, si bien que le siège cesse d’être roulant.
— S’il s’ostine, fais-moi signe : j’ai des rognes plein les pattes, avertit sa Majesté. Moi je retourne vers sa radasse qu’est en train de me faire un numéro de charme dont auquel je ne te dis que ça.
Puis, baissant charitablement la voix, il ajoute :
— Il se pourrasse que je termine c’ que t’as commencé, Gars !
Et Béru exit !
Fort excité.
Je me consacre à nouveau au comte.
— Vous disiez donc, à propos de ces dollars ?
Il a le regard tout blanc, les lèvres aussi. Sa crasse pâlit. Son nez se pince. Un peu de compassion me taraude.
— Allons, je vais vous aider, histoire de vous montrer la marche à suivre, mon vieux. Quelqu’un vous a contacté en vous demandant de trouver le moyen d’attirer Savakoussikoussa à Venise, exact ?
Il ouvre sa bouche sur une langue plus chargée qu’un ciel d’automne.
– Ça vous la coupe, hein, ma petite tête de comte ? Vous comprenez bien dès lors que ce serait folie de me mentir. Je suis au courant de tout, et je n’attends de vous que des détails. Ce pognon vous a été remis à titre d’acompte sur l’opération, oui ou pas ?
Il acquiesce. Homme de parole, je lui glisse un billet dans la main.
— Je sens que vous allez peu à peu récupérer votre blé, papa, assuré-je. Quand vous a-t-on contacté ?
— Il y a une quinzaine de jours.
Il a droit à cent nouveaux dollars.
— De quelle manière ?
— Par téléphone.
— Où est le téléphone ?
Il hésite, puis me désigne la pièce voisine. Je m’y rends. Effectivement, un vieil appareil mérovingien est posé sur une table empaperassée. Je décroche. C’est le vide absolu. Le silence total.
L’impitoyable inertie de la matière muette. L’absence d’ondes sonores intégrales.
Renseigné, je lâche le biniou pour rejoindre mon « client ».
— Votre téléphone est aussi inapte à la communication d’idées que vous au marathon, mon bon. J’en conclus que vous m’avez encore menti, ce qui, selon nos conventions, ampute votre pactole de cent nouveaux dollars.
J’approche le bifton de la flamme.
— Non ! Arrêtez ! s’éperde Alcalivolati, on m’a coupé la ligne depuis quelques jours seulement.
Je le considère d’un œil aussi cloaqueux que flétrisseur. La colère doit ensanglanter ma prunelle car il bat des paupières de façon aussi désordonnée que l’oisillon déniché bat des ailes.
— Fausto, vous voulez me faire admettre que, trente secondes après avoir traité une affaire de cette importance par fil, vous vous êtes laissé carboniser la ligne alors que tout restait à faire ?
— Mais bien entendu : EXPRES ! rétorque le comte. Exprès, afin que mon correspondant soit obligé de se manifester de façon plus tangible, comprenez-vous ? Je n’aime guère avoir affaire avec des voix anonymes.
Il a un accent de vérité qui vous ébranlerait un collégien pubère. Je me dis qu’après tout cette conduite convient parfaitement à un ex-aventurier. Il a voulu débusquer la partie adverse.