— Tu as une manière de faire progresser l’enquête, rouscaillé-je, tandis que la dame Francesca refait surface et, pudiquement, nous soustrait ses très relatives nudités.
— Ben, tu nous as ordonné d’emmener les gonzesses et de leur faire prendre patience, objecte le Mahousse, tu eusses préféré que je leur raconte la mort de Louis XVI ?
Il se marre :
— J’ai trouvé plus joyce de lui partir à la recherche du Petit Poucet dans la barbouze à Barb’ bleue !
Pinaud, qui n’a encore pas réagi, tousse dans sa main en cornet, essuie les scories ainsi recueillies aux basques de sa veste et déclare :
— En ce qui me concerne, San-A., j’ai fait travailler mon cerveau.
Il frappe du bout des doigts le carnet ravagé posé devant lui.
— Mes réflexions sont consignées ici.
— Allons bon, v’là la comtesse de Saumur en chômage, gouaille l’Infâme. Les Mémoires d’un âne, deuxième époque ! Je demande à lire !
Pinaud tourne vers moi le masque tragique des martyrs hépatiques :
— Saurais-tu user de ton autorité pour imposer silence à ce goret ? me demande-t-il. Ses transports immondes envers une personne impliquée dans une affaire de meurtres et de kidnapping risquent fort de porter préjudice à sa médiocre carrière…
Du coup, le Gros tourne au bleu azur.
— Pardon ! dit-il en se campant, poings aux hanches, ai-je bien j’ouï ? Ce vieux suceur de pastilles me chercherait du suif ? Ce biscornu se permettrait de charrier atteinte à mon norabilité ? Cette loque fripée ferait caca sur mon pedigree ? Ça ressemble à un rat gâteux et, ça vous traite de goret ! Je connais des morcifs de roquefort moisis plus appétissants que ce furoncle mal percé et ça voudrait vous faire taire ! Parce que ça déconne du stylo sur un carnet, ça se prend pour Jean-Paul Mauriac ou pour François Sarthe ! Misère ! J’aurais pas peur de me dégueulasser la main que j’y collerais une mandale sur le museau, à c’t’ enfoirure ! Non mais, visez-moi ce déchet : y ferait dégobiller une poubelle ! Y cause pas : y dégouline !
D’une main tremblante, la Vieillasse rallume son mégot.
L’ayant tété et s’étant consciencieusement noirci le bout du pif à la flamme fumeuse de son briquet, Pinaud déclare :
— Monsieur Bérurier, vos vitupérations d’ignare sont sans effet sur moi !
La réplique cloue sur place le Pachyderme. Il a une espèce de geignement douloureux, Pépère. Il se tourne vers moi et murmure :
— Non, mais t’as entendu ? Y m’appelle monsieur et y m’ vouvoie !
Je m’assois sur le coin de la table branlante.
– Écoutez, les gars, dis-je. On a perdu le Négus, son kidnappeur s’est évaporé et deux braves garçons se sont fait flinguer à quatre mètres de nous ; si après ces brillantes performances vous trouvez encore le moyen de jouer des pantalonnades pour militaires en vadrouille, c’est que l’heure de la retraite a sonné pour vous, mes drôles.
Ils plongent du pif, les Laurel et Hardy de la maison Pouleman.
— C’est lui qui… attaquent-ils en chœur.
Puis ils rient.
— Tu permets ? fais-je en cramponnant le carnet du Débris.
J’y lis, magnifiquement calligraphié d’une écriture vieillotte, inclinée, riche en pleins et en déliés, aux majuscules ornées de petits poils enlumineurs :
1° Après un examen à la loupe de la pièce où a eu lien le kidnapping, suis en mesure d’affirmer que le kidnappeur se trouvait dans la maison avant l’arrivée du président.
2° Quelqu’un lui a permis de s’introduire dans la maison.
3° Ce quelqu’un est la maîtresse du comte.
C’est tout.
Mais c’est passionnant malgré son caractère évasif.
— Viens un peu par ici, Pinuche ! enjoins-je en lui rendant son carnet.
Sans piper, nous gagnons la chambre aux deux cadavres.
— Maintenant que nous sommes à pied d’œuvre, j’attends tes commentaires, César. Où as-tu pris que l’agresseur se trouvait planqué ici ?
Le Bêlant sort une loupe de philatéliste de sa fouille et me la tend.
— Va examiner la barre d’appui de la croisée, San-A.
J’obéis, fort intrigué. Mais j’ai beau promener la loupe sur les volutes de fer, je ne distingue rien d’anormal.
Je le dis à mon subordonné qui s’en montre tout jubilard.
— Justement, me dit-il, il n’y a rien, or il devrait y avoir !
— Et y avoir quoi, noble vieillard ?
— Des éraflures. Pour fixer, depuis le canal, une corde à cette barre d’appui, il eût fallu un grappin, nécessairement, or, regarde bien : la rouille est uniforme. On a attaché la corde, comprends-tu ? At-ta-ché. Et on ne peut l’attacher que depuis l’intérieur, par conséquent « avant l’arrivée du président ». Maintenant va regarder sous le lit à baldaquin.
J’y cours, j’y vole, j’y nouvenge. Les reptations sont d’autant plus aisées que le plumard est haut sur pattes.
J’aperçois des traînées dans l’épaisse poussière recouvrant le parquet, plus trois pièces de monnaie. Conclusion, un gus quelconque s’est carré sous le pageot et, pendant cet affût, un peu de mornifle a coulé de ses vagues.
— Je crois t’avoir suffisamment démontré l’article 1 de mon résumé, bavoche le Moisi lorsque je ressors en m’époussetant. Pour ce qui est de l’article 2, il coule de source, car on ne saurait admettre qu’un individu soit entré et ait évolué dans cette demeure sans la complicité d’un ou de plusieurs de ses habitants. Et maintenant, article 3, j’ose affirmer que cette personne pileuse est la complice présumée car, selon la servante, c’est elle qui a décidé de la répartition des chambres. Elle aurait même eu une discussion avec le comte à propos de celle-ci, Alcalivolati voulant laisser la sienne au président.
Ayant opéré son numéro de haute voltige mentale, le Délabré se réenflamme les baffles.
— Bravo, Pinuche, approuvé-je, tu possèdes toujours ce talent analytique en comparaison duquel Sherlock Holmes ferait figure d’amnésique. Ton raisonnement se tient, seulement tu oublies une chose, ma vieille ganache : c’est la mère Francesca qui a donné l’alerte à propos des mystérieuses tractations relatives à la venue de Savakoussikoussa.
— Et alors ? objecte Baderne-Baderne, n’était-ce pas la meilleure manière de se disculper à l’avance ? Si tu m’en crois, cette femme est une panthère noire, San-A. Elle a trouvé le moyen de causer des tracasseries au comte qu’elle hait visiblement et de palper la grosse galette. Tu as vu comment elle t’a neutralisé d’emblée pendant que s’opérait le rapt ? Elle savait qui tu étais. À présent elle se laisse gloutonner par Bérurier pour faire croire qu’elle est nymphomane. Le diable en jupon, crois-en ma vieille expérience ! Cette gredine a tout organisé. Pourquoi a-t-elle prévenu le correspondant du Vieux, au lieu de la police italienne ? Parce que cette dernière aurait mis sur cette affaire des effectifs susceptibles de la faire rater. En se confiant à un agent secret, elle se mettait à couvert et limitait le dispositif de protection : à preuve !
Brave Pinuche ! Les courants d’air perfides du palais délabré ont réveillé son éternel rhume de cerveau, et son pif coule comme la pointe d’une stalactite au printemps. Je considère avec tendresse ses joues creuses marquées de rides profondes, ses vêtements gris comme le mauvais temps, son œil doux et surpris, son mégot jaune, sa moustache carbonisée…