Misère de mes os ! Navrance humaine ! Horreur ! Conspuation de l’homo, qu’il soit ou non sapiens…
Ma vie durant je regretterai la fatale initiative qui m’a fait confier l’interrogatoire de Francesca à la mégère. La vieille, devenue folle, a suivi jusqu’aux noires limites les épineux chemins de la barbarie ! Oh ! la belle phrase ! J’sais pas si vous l’avez remarqué, les gars, mais mon style évolue vachement ! Va falloir qu’on se pousse, sous la Coupole ; qu’on transfère les plus moisis au Père-Lachaise où l’on se repose encore mieux que dans un fauteuil ! Passez-moi le bicorne, qu’on se marre ! Tout chiare, déjà, je jouais gugus ! Mais je m’égare, comme disait Napoléon qu’on avait surnommé en son temps l’hagard d’Austerlitz. Je vous moule en pleine palpitance ! Je suspends le suspense. Saligaud comme personne !
Donc j’ouvre la porte et je déboule dans l’hideur ! Ah ! ce palais pourri, m’en rappellerai ! Faut toujours qu’il me branche sur des affaires monstrueuses, le Vieux !
Pronunciamiento a accompli le plus épouvantable carnage qu’un maître du cauchemar puisse imaginer. J’en reste pantois, baba, abasourdi et autres lieux communs que vous voudrez bien joindre aux précédents, merci.
Mon cerveau coule comme vieux brie. Mon sang floconne. Mes yeux deviennent brûlants.
Sur le plancher, mes amis, sur le plancher, il y a… Mais dois-je vraiment vous le dire ? Puis-je risquer de précipiter les téméraires cardiaques qui me lisent dans les abîmes de l’infarctus ? Puis-je jongler avec les thromboses ? Me gausser de vos coronaires ? Non point ! Aussi je demanderai aux personnes sensibles ou sujettes à des défaillances vasculaires de bien vouloir quitter ce livre d’urgence. Malgré tout l’intérêt que présente un San-Antonio, il serait excessif de risquer sa vie pour n’en pas avoir sauté quelques pages !
J’ai déjà demandé avec insistance à mon éditeur d’imprimer en rouge les passages nocifs ou par trop scabreux, afin d’épargner des embolies aux gens que je vous cause et des excès onanistes aux jeunes gens fiévreux en leur signalant les zones dangereuses. Il m’a régulièrement envoyé sur les roses, alléguant qu’une pareille fantaisie entraînerait des frais d’impression supplémentaires. Devrais-je déposer plainte ? Le faire poursuivre pour non-assistance à personne en danger ? Me porter partie civile avec Floriot en bandoulière ? Oui, je le devrais. Mais d’un autre côté, ai-je le droit de précipiter dans des geôles fétides et pas toujours bien fréquentées un homme qui me permet de vivoter chichement dans des palaces de plus ou moins première classe ? Le débat est ouvert !
Je vous fais juges, comme disait le président du tribunal au prévenu qui lui répondit chiche. Contrevents amarrés je prendrai mes risques, duchesse en avoir une jaunisse de conscience.
Sur le plancher, mesdames, mesdemoiselles, messieurs et chers pédés de ma connaissance, il y a une espèce de soutien-gorge sanguinolent.
Seulement, ce n’est pas un soutien-gorge.
Il s’agit d’une paire de seins habilement découpés dans la viande. Ils sont posés au milieu de la pièce, tout dégoulinants, leurs pointes dressées déjà blêmissantes. De quoi gesticrier ! Se faire électrochoquer dare-dare ! Prendre sa dose de L.S.D. Fumer sa pipe de Marie-machin.
Plus loin, d’autres lambeaux humains devenus inhumains. Je reconnais un nez délicat, un clitoris ayant beaucoup servi, une oreille finement ourlée… Et puis des poils ! Partout ! Elle est en train de les arracher, la sale ogresse, comme on imberbe un fond d’artichaut pour le rendre Clamart.
Ça fait un vilain bruit, ce détoisonnement. Frrrump, frrrump ! Le grand défrichage ! Elle plume la malheureuse Francesca de ses doigts insanes ! S’arrêtant, temps z’à autre, pour lui planter ses ciseaux dans le ventre où ils restent, les boucles dressées comme des lorgnons qu’un dégustateur myope aurait oubliés en fin de séance.
Je cours vers l’abomination. J’arrache le vieux vautour à son lugubre festin. Elle écume, Pronunciamiento ! Farouche baveuse de bas instincts (très bas même). Elle a pas fini de s’assouvir, de venger « le petit ». Elle a encore des haïssures à régler. Faut qu’elle se désindolore les profondes amertumes. Qu’elle s’anesthésiste les troubles jalousies.
— Espèce de vieille folle, qu’avez-vous fait ? glapis-je !
Ainsi s’exclame-t-on dans les livres de bonne tenue.
« Malheureuse, qu’avez-vous fait ? » C’est la phrase consacrée.
Un hébétement fauche les énergies sadiques de l’Espagnole. Elle va s’abattre sur la chaise et demeure plus sans voix qu’un presque noyé repêché. Je me penche sur la môme Fumaga. Elle vient de passer comme une lettre à la poste. Mamma mia, quel pastaga ! Dans quel bain de gadoue m’enfoncé-je ? Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais y a des mecs qu’ont râpé leur carrière pour beaucoup moins que ça ! Anéanti, je reviens à Pronunciamiento.
— Elle a parlé ? je lui demande en m’efforçant de rendre ma voix doucereuse.
La vieillarde me considère avec incertitude. Malheur : son esprit n’a pas résisté. On lit nettement la folie dans son regard. Pourtant, refusant la réalité, je la prends aux épaules.
— Dites-moi, mémère, pour le bien de Fausto, elle vous a dit quelque chose ?
L’Espanche balbutie : « Fausto ». Puis elle sourit et entonne dans sa langue maternelle une comptine franquiste où il est question d’un petit enfant de gréviste asturien qu’on trempe dans l’eau bouillante afin de le rendre aussi rouge que son père.
J’insiste, m’évertue, implore, larmoie, presse, supplie, menace, gronde, invective, secoue, caresse, promets, plaisante, ricane, déclame, gazouille… En cidre[3] ! Pronunciamiento ne parlera plus. N’a plus rien de cohérent à dire. À oublié toutes les langues figurant à son répertoire.
Francesca Fumaga, la pileuse, la tringleuse, la follingue, la machiavélique est clamsée pour rien, le plus atrocement du monde. Ah ! misère… Ah ! détresse ! Ah ! abîmes insondables au bord desquels l’homme gambade avant de s’y précipiter !
— Dans le cul la balayette ! résumé-je en filant rejoindre mes copains.
Je leur résume la sombre situation.
Ils n’en mènent pas large non plus, les gredins.
— C’t un truc qui peut nous espédier recta dans les cachots des toges, affirme le sinistre Béru. Tu crois qu’on prévient la police ?
Je me tâte à deux mains et de haut en bas. Je pense à ce pauvre Alcalivolati qui marine dans une fosse d’aisances plus nauséabonde encore que la nôtre. Dans le genre « pires ennuis » on peut difficilement battre son record. Il est paralysé dans un palais en ruine. Deux cadavres de Noirs gisent dans une chambre. Sa maîtresse est morte égorgée et déseintée par sa nounou après l’avoir cocufié avec Béru. Et il reste seulâbre dans sa masure, avec son sang de Casanova dans les pipe-lines et un paquet de dollars dont il lui sera malaisé d’expliquer la provenance. Si, après ce bref inventaire, vous voyez dans votre entourage un gus plus infortuné, écrivez-nous, et vous aurez gagné un abonnement de six mois au Chasseur français.
Voyez-vous, mes drôles, y a des moments où on se laisserait volontiers pousser les crins et où on arrêterait de se laver les pinceaux histoire de devenir hippie à part entière. Tel que c’est parti, m’étonnerait pas que vous nous trouvassiez en train de dessiner à la craie la binette du pape sur un trottoir.
— Qu’est-ce tu décides, Gars ? insiste Béru.