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Pinuche a entendu aussi, alerté par mon stop de dessin animé qui se désanime.

— Trop tard, hein ? dit-il.

Et lui, l’homme courtois, bien élevé, ennemi de tous jurons ; lui qui parfois se fâche mais jamais n’invective, lâche, au beau milieu de l’aéroport :

— C’est la chiasse !

Son exclamation déclenche en moi cette jonglerie verbale qui m’a valu droit de cité dans les facultés les plus huppées de France. Je me dis :

— C’est la chiasse, la chiasse est ouverte. Un fusil de chiasse ! Un avion de chiasse à réaction ! Un avion à réaction ! Un gadjet ! Un jet ! Un gadjet taxé ! Un jet-taxi ! Voilà ! Un jet-taxi !

Purée de chèvre ! Je viens de trouver la solution.

Avec un zinc-taxi à réaction nous pouvons être à l’aérodrome de Rome avant le vol régulier.

Bouge-toi le prose, San-A. Vite, le bureau des vols privés ! Où est-il ? Est-ce icelui ? Que nenni ! Celui-là, alors ? À voir ! Pressons ! Victoire du plus lourd que l’air et de la lampe à souder réunis ! Envolons-nous, comme les abeilles du manteau impérial devant les exhortations hugoliennes ! Merde, j’ai trop d’instruction, vous ne voulez pas m’en prendre un peu pour m’éviter de carmer un excédent de bagages ?

Je fonce ! J’écarte ! J’ouvre ! J’aborde ! Je parlemente ! J’houspille.

— Vous êtes deux ? Nous n’avons de disponible, signore, qu’un Big-burne 69, me récrie l’employé dont le macaron indique qu’il se nomme Calédoni (et non cannelloni comme vous vous attendiez que je prétende).

— Et après ?

— Ma, signore, le Big-burne 69 est à douze places !

— Tant mieux, j’adore voyager avec les pieds allongés !

— Ma, signore, pour Roma, ça va vous coûter un million de lires avec un appareil aussi important !

— M’en fous ! Ce serait un Boeing 747 que je le louerais de même, certifié-je. Faites le plein de mazout pendant que je vous libelle un chèque sur la B.N.P., Agence de Saint-Cloud !

* * *

Le ciel est vraiment d’azur, parole ! Du reste, l’agrément des voyages en avion, c’est qu’à partir d’une certaine altitude, on est certain de trouver le beau temps.

Relaxe, à bloc, je sors le papier que m’a remis Pinuche, celui où il a griffonné les blazes de nos passagers.

Grégoire Situtenfou ; Amédée Bû ; Pulchérie Jeuthème.

Évidemment, ces identités ne me disent rien, mais il est bon de les posséder. Je bascule mon dossier pour méditer plus commodément.

– À quoi songes-tu ? s’inquiète le Dévissé au bout d’un moment de mon mutisme.

Je soupire :

— Je pensais que si, par le plus sinistre des hasards, le Noir aux cheveux blancs du vol 608 n’est pas celui que nous cherchons, j’aurai fait un chèque sans provision pour rien !

CHAPITRE 8

Il n’est jamais treize aisé de reconnaître quelqu’un qu’on n’a jamais connu, sauf lorsqu’on se trouve à l’aéroport de Rome ville ouverte et qu’on y attend trois Noirs débarqués du vol 608.

Des emmanchés de ma connaissance, des ramollis que je sais, des gluants du bulbe que je n’ignore pas complètement, des loupés du cervelet dont je suis au courant, et bien d’autres, en lisant ce livre vont me réputer raciste, alors que je ne hais même pas les Blancs ! Une vraie vérolerie, le catalogage d’un n’hauteur. T’écris un truc où t’emboîtes les Ricains, plaoff : on te décrète coco ; si c’est un Ruskof que tu chambres, pas d’erreur, t’es fasciste ! T’effleures les Juifs, et Israël te met l’embargo sur la prose ; tu chambres un Arabe, v’là le Maghreb qui te pestifère. Recta, je sais que la négritude de cette histoire va me faire débouler le tollé indigné de râleurs professionnels sur la coloquinte. Pour ces menus du cigare, ces foutres-glands, ces contorsionnistes de la gamberge, la vie est barêmée de bas en haut, cloisonnée, garnie de rayonnages pire qu’une épicerie. Suffit de se référer au tableau pour que tombent les sentences. « Ah ! San-A. paraît se gausser des Noirs ! Donc c’est un fumelard de raciste ! » Aussi sec, aussi vite ! Bande de navets gâtés où l’asticot se sent à l’aise ! Empafés de pissotières Moudus ! Raciste, moi ? Et ça, c’est du belge ? Oh ! Jésus, comme j’aurai été libre en ce monde ! Merci ! Libre jusqu’au fin fond de ma conscience ! Et avec toujours une vessie en parfait état pour compisser les teigneux miséreux de ma route ! Libre et clairvoyant ! Baigné de solitude ! Ravagé d’amour et d’amertume. La rançon !

J’exclame Jésus ! Je dirais aussi bien Dugenou ! Pas sectaire, même pour ça ! Jésus ou Lanturlu ! Saint Chose ou Saint Trouduc ! Contre tout, contre rien ! La sainte paire du pape ! La règle de Troyes (Aube) ! Colombise les deux machins ! Mao sait tout ! L’hémisphère Nord ou Sud ! Contre tout, contre rien ! J’attends que ça se tasse ! Infarctus ou chou-fleur ! Accident de loto ! À voir ! À déguster ! Pas de bousculade, y en aura pour toutes les tailles. Inutile de se carrer sous le plumard comme la petite infirmière ricaine ! J’en connais une qui fait le ménage à fond ! Pas raciste elle non plus. Oh ! que non ! Que tu soyes baptisé au sécateur ou au Cérébos, pour elle c’est du kif ! Clocher ou minaret, elle s’assoit dessus ! Quant à la couleur de ta peau ou de ta pensée, te casse pas le tronc à l’envelopper : c’est pour manger tout de suite. Je vous reviens vite à la Rome moderne, si romantique. Le réoport vitreux où les cadrans de téloche crépitent. Où, malgré l’anonymat international, ça renifle tout de même bon l’Italie. Je vois les passagers du vol 608 affluer en un troupeau biscornu conduit par une jolie hôtesse brune et vraiment brune. En queue de groupe marchent mes trois noirpiots.

— Voici nos clients ! marmonne Pinaud auquel rien n’échappe.

Fait amusant, les trois Noirs sont pareillement dodus et affublés de lunettes à monture d’or. Celles de la femme comportent des verres fumés. Elle est attifée d’étrange manière, Pulchérie Jeuthème. Elle ressemble à une chanteuse de jazz des années 20. Elle porte un tailleur taillé comme un sac, un triple rang de perlouzes par-dessus et un chapeau cloche, tellement cloche que les gens se marrent en l’apercevant. J’oubliais son boa, truc en plume d’au moins trois mètres qu’elle s’est entortillé jusqu’aux narines pour l’empêcher de traîner par terre. L’homme aux cheveux blancs semble avoir le commandement. Ça se devine à son attaché-case en croco, à ses gants beurre rance, et à la manière dont il précède les autres. Dans la grande tradition les chefs marchaient toujours devant, ce n’est que depuis que les guerres sont devenues extrêmement meurtrières qu’ils restent à l’arrière après avoir troqué l’épée contre le talkie-walkie. Le troisième personnage est aussi le plus jeune. Il a des moustaches et il claudique bas, ce qui ne saurait le gêner pour chanter O sole mio si la fantaisie lui en prenait.

— Qu’est-ce que tu décides ? demande Pinuche.

— Va retenir un taxi, il ne faudrait pas que nous fussions feintés à la sortie. Vous attendrez un peu à l’écart, capito ?

— Compte sur moi.

Pépé disparaît dans l’immensité de l’aérogare, cependant que votre infatigable San-A. emboîte le pas à ses touristes de couleur.

Défilé dans les méandres marmoréens conduisant au hall des bagages. Les trois Noirs attendent devant le tapis roulant qui, bientôt, se met à coltiner des valoches titubantes. On dirait un cortège de pingouins. Au bout d’un moment le trio cramponne une énorme malle-cabine. Un porteur se précipite, tirant son diable par la queue.

— Portatore ? demande-t-il.