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Le Noir aux cheveux blancs refuse. Il cramponne la malle par une anse, son copain le boiteux empare l’autre anse et les voilà qui se dirigent en cahin-cahant vers la sortie. Vous avez beau avoir des lentilles mal cuites en guise de cellules grises, les gars, vous devez bien vous douter de la pensée qui m’a agressé à l’aperçu de cette volumineuse cantine. Surtout qu’elle a l’air lourdingue, la vache ! La manière que ses coltineurs s’arc-boutent en raconte plus long qu’une bascule sur son poids. Eh bien, oui, mes garnements, ni une ni mes deux, je me suis dit que le cher président Savakoussikoussa se trouve probablement à l’intérieur du coffre, dûment sanglé et anesthésié.

Ce ne sera pas la première fois qu’un zigus aura voyagé en avion de cette manière, (surtout à Rome). Je suis prêt à vous parier la culotte que j’ai prise au casino l’an dernier contre celle de votre petite amie que cette malloche est constellée de petits trous, artistiquement disposés, permettant à un ancien président du Kuwa de pouvoir respirer.

Suivre des mecs ainsi fardés[4] n’est guère difficile et le nain Little Think (pour les funérailles duquel on a observé trente secondes de silence) aurait pu les suivre à cloche-pied.

La sortie ! J’observe simultanément deux choses. La première, c’est le père Pinuche, adossé au capot d’une grosse Fiat noire ; la seconde, c’est une fourgonnette dont je regrette de ne pouvoir vous annoncer la marque, n’ayant pas eu le temps de la lire (italienne) et qui vient se ranger devant mon sombre trio.

Ces messieurs chargent la cantine et prennent place dans le véhicule commercial. En route ! Bibi est déjà dans la Fiat où un gros chauffeur qui sent la friture et la sueur chante Rigoletto sans ôter son cigare éteint de ses lèvres, exploit que Caruso en personne n’avait pas réussi avant lui.

On roule dans une semi-campagne ensoleillée. Puis ce sont les faubourgs, et Rome, enfin, triomphante dans ses ocre, ses jaunes pâles, ses gris lumineux. Rome pimpante et prestigieuse à la fois, pleine de ruines et de vie[5].

On gagne le centre (à la Loterie italienne) et la fourgonnette stoppe Via Cavour devant le Sperma Palace Hôtel.

Un grand portier manchot (infirmité qui l’handicapa beaucoup lorsqu’il se rendit aux troupes américaines au sud de Napoli) vêtu d’un uniforme aubergine, à parements rouges et apparemment neuf, regarde débouler les trois Noirs et leur big malle de derrière ses médailles sans faire un geste d’accueil, ce qui indique bien, mes pauvres lapins, que lorsqu’on est noirpiot il vaut mieux se déplacer en Cadillac qu’en fourgonnette.

Je dis alors à notre pilote hors ligne de nous larguer ici et je lui vote un pourliche surchoix, ce qui amène le digne homme à me garantir des félicités célestes à longue échéance et à les étendre sur mes ascendants et mes éventuels descendants jusqu’à la douzième génération (en amont, comme en aval).

Lorsque nous pénétrons à notre tour dans le vaste hall plâtreux du Sperma Palace, les trois (ou quatre, si toutefois la cantine est habitée) Noirs ont disparu. J’affronte alors le réceptionniste, ma carte policière en main et mon sourire amical aux lèvres. Comme à peu près tous les réceptionnistes du monde, il est libanais (excepté les réceptionnistes de Beyrouth qui sont anglais). C’est un grand jeune homme de petite taille, au teint pâle extrêmement bronzé et dont les cheveux blonds tirent nettement sur l’ébène. Comme il ne s’est pas rasé depuis midi et demi et qu’il va bientôt être quatre heures moins dix, il a déjà une barbouze de malfaiteur.

— Cher monsieur, lui dis-je courtoisement, j’ai le grand honneur d’appartenir à la police française et de m’intéresser aux activités des trois personnes qui viennent de descendre dans votre illustrissime établissement. Vous m’obligeriez en me précisant, primo, la durée de leur séjour ici, deuxio en me donnant deux chambres les plus voisines possible des leurs. Est-ce trop vous demander ?

Ses grands yeux bleus d’un noir de jais ont une luisance très intense.

— Monsieur le commissaire, me répond-il à voix basse, en français et en souriant, je suis libanais, donc grand ami de la France depuis le Ier janvier 1944, date à laquelle votre valeureux pays nous accorda notre indépendance. Comme je suis venu au monde le 2 janvier de la même année, vous pouvez en conclure qu’à aucun instant de ma vie je n’eus l’occasion d’être francophobe. Voilà pourquoi je puis vous dire sans l’ombre d’une hésitation que les trois Noirs ne sont ici que pour une nuit, qu’ils disposent des chambres 181, 82, 83 et que vous pouvez d’ores et déjà avoir la jouissance de l’appartement 184, 85 qui, non seulement leur fait suite, mais de plus est contigu à la chambre 183. J’espère, ce faisant, avoir souscrit à vos désirs, et vous prie d’agréer, monsieur le commissaire, l’expression de mes sentiment les plus respectueux ainsi que de ma haute considération. Fouad Hébab.

Une vraie prière, les gars !

Comme qui dirait le pater de Fouad…

* * *

Le Sperma, c’est la vieille boîte qui eut son heure de gloire à l’époque où Victoria Ire n’était encore que princesse et dont la désuétude n’abrite plus, à présent, que des vieilles Britanniques poudrées et d’anciens tennismen suédois.

— Où sont vos bagages, messieurs ? s’inquiète le Libanais.

— Chez le maroquinier d’à côté, mon cher.

Il n’insiste pas et nous pilote au premier d’où on peut jouir du vacarme de la via comme si on y était.

Deux belles chambres communicantes. Un peu trop hautes de plaftard à mon goût. Un peu trop solennelles aussi, mais quoi, baste, je ne suis pas ici pour une lune de miel, hein ? D’ailleurs, une lune de miel en compagnie de César Pinuche doit fort bien s’accommoder du tohu et du bohu de la via Cavour !

Le gentil Libanais nous ouvre les rideaux, puis nous montre la salle de bains, pure merveille de l’art sanitaire sous Victor-Emmanuel II.

— Que puis-je pour vous, monsieur le commissaire ? s’inquiète notre mentor. Désirez-vous quelque chose ?

— Certes, je voudrais une bouteille d’excellent vin rouge toscan, une demi-douzaine de sandwiches à la charcuterie italienne et une percerette.

Fouad a un geste gracieux du poignet et, par conséquence directe, de la main.

— Monsieur le commissaire, dit-il, la cave de cet établissement comportant du bordeaux « Cheval Blanc » aux millésimes honorables, je me garderai bien de vous faire servir une bouteille toscane. Par contre nous disposons d’une mortadelle qui relègue le Colisée au second rang des merveilles de la ville. Quant à la percerette, monsieur le commissaire, je vais vous montrer qu’elle est parfaitement inutile.

Il s’approche du mur de gauche (lequel devient le mur de droite pour peu qu’on décrive une volte-face) et décroche une gravure fort ancienne représentant le Vatican à l’époque des Étrusques.

Fouad Hébab nous désigne un petit trou, genre trou de balle, percé dans la cloison, fort astucieusement, puisqu’il a été pratiqué au cœur d’un des coquelicots de la tapisserie. À l’aide d’une lime à ongles, il le débarrasse de la tablette de chewing-gum mâchouillé dont un libertin blasé l’a obstrué. Le précieux réceptionniste risque un œil par l’orifice.

— Toutes nos chambres sont pourvues de trous semblables, assure-t-il. Le nouveau directeur les a lui-même fait percer, afin d’éviter des déprédations causées par les clients maladroits. Venez regarder, monsieur le commissaire. Vous constaterez que ce trou offre une parfaite vue d’ensemble de la pièce voisine. De plus il semble que le hasard vous ait favorisé, puisque vous voisinez avec la dame. Je vous accorde qu’elle n’est ni de la première jeunesse ni très agréable de formes, cependant, comme entre deux maux il faut choisir le moindre…

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4

De l’ancien français « farde » qui a donné fardeau.

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5

Ce qu’il s’exprime bien, le bougre, quand il veut ! Kléber Haedens.