Je le remercie chaleureusement d’un billet de cinq mille lires et il se retire à reculons, comme si j’étais roi ou pédéraste.
— Bien, déclaré-je à la Vieillasse, nous voici donc à pied d’œuvre, ma vieille noix ; à nous de jouer !
— Que comptes-tu faire ? s’informe le Nénuphar fané en s’asseyant dans un fauteuil qui pourrait être son père.
— Prendre patience et continuer de suivre ces braves gens.
— Et s’il s’agit d’une fausse piste ? Car après tout, rien ne nous prouve que…
Je lève les bras à la suspension, cette dernière étant plus à ma portée que le ciel.
— Nous n’en avons pas d’autres, mon cher Déglingué, et il vaut mieux suivre une route hasardeuse que de rester assis au carrefour.
Sur ces paroles dont je vous laisse apprécier la force et la pertinence, je fais démarrer ma petite séance de visionnage.
Pour le moment la pièce contiguë est vide, mais la porte de communication avec la chambre suivante est tellement grande ouverte que c’est comme si qu’en aurait pas (Béru dixit).
— Intéressant ? demande le Flegmatique.
— Pff, des longueurs, je soupire, faudra couper au montage.
J’attends encore, mais il n’se passe rien. Au lieu de l’œil, c’est l’oreille que je plaque à l’orifice. Me semble alors percevoir un murmure de conversation animée, au lointain.
On nous apporte pinard et sandwiches alors que mon pauvre estom’ méprisé gargouille à m’en faire devenir ventriloque.
— Je n’ai pas faim, déclare Pinuche en présence des nourritures. Mon chou à la crème m’est resté sur l’estomac.
— Sur l’estomac et dans la moustache, complété-je. En ce cas viens te mettre au périscope.
Pépère s’arrache des peluches en soupirant.
— Je prendrai néanmoins un petit verre avec toi, manière de te tenir compagnie, dit-il.
— Te surmène pas le glandulaire à cause de moi, César, la solitude ne m’effraie pas.
Je mange. Une espèce d’inertie grise met du flou dans la pièce, un moelleux triste m’enveloppe. Je pense au Gros qu’on a moulé comme un malpropre chez le bistrotier communisant de Venise. Il doit salement pester après nous, Alexandre-Benoît. Nous vouer aux cinq cent mille diables !
— Ah ! tout de même, marmonne le père La Coquille.
— Quoi ?
— Les voilà.
— Tous les trois ?
— Moui.
— Qu’est-ce qu’ils branlent ?
— Ils amènent la malle.
J’attaque un second sandwich tout aussi délectable que le précédent.
— Et puis ?
— La femme est allée mettre la chaînette de la porte.
L’envie me point d’aller virer le Débris de son poste d’observation d’un coup de hanche. Pourtant je me fais languir. Il est des cas ou un match de foot est plus captivant à la radio qu’à la télé, car il n’existe pas de bons spectacles sans l’apport de sa propre imagination.
— Je suppose qu’ils vont ouvrir la cantine ?
— En effet. Elle était fermée à clé.
– Ça y est ?
— Pas encore, je crois que le boiteux s’est trompé de clé. Ah, voilà… Il fait jouer les serrures.
— Tu paries que le président est dans la boîte, César ?
— Oui, San-A. Dix nouveaux francs. Et toi ?
— Tu ne me laisses pas le choix, pour qu’il y ait pari je suis bien obligé de miser sur son absence. Alors ?
— Ils soulèvent le couvercle.
— Je te dois dix balles ?
— Pas encore, car le couvercle est ouvert face à nous. On ne peut pas voir le contenu de la malle.
La gorge nouée, je dépose mon tronçon de sandwich dans un vaste cendrier de cristal.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ? Parle, quoi, merde !
— Le type aux cheveux blancs ouvre son attaché-case et y prend quelque chose…
— Quoi donc ?
— Attends, on dirait un bout de tuyau. Non ! C’est un stéthoscope ! Il s’agenouille devant la malle. Il assure l’instrument à ses oreilles. Il a l’air inquiet…
Je me fouille et trouve un billet de dix balles dans l’une de mes vagues. Je vais le glisser dans la main du crapoussin.
— O.K., t’as gagné, César, et ça me fait vachement plaisir.
Là-dessus je me verse un godet de « Cheval Blanc », ras bord, histoire d’arroser cette victoire. Pas de charre : c’est du vrai. Et il a supporté le voyage comme un grand, sans perdre un seul pétale de son admirable bouquet. Je clape de la menteuse dans l’éblouissement de mes papilles.
— Tiens, murmure Pinuche, près de moi.
J’abaisse les yeux sur sa main tendue. Le vieux Crabe me tend deux billets de dix francs.
La pâleur qui brusquement investit mon beau visage viril est visible dans mon ombre portée étalée contre le mur.
— Quoi donc ? bredouillé-je, me refusant à admettre la cruelle réalité.
— Tu as gagné, déclare le Laconique en cramponnant la bouteille de bordeaux.
– Ça n’est pas le président ?
— Et ce ne le sera jamais, ricane mon compagnon, va voir !
Je vas.
Enfer et dantation ! comme s’exclamait l’auteur de La Divine Comédie. L’occupant de la malle-cabine (c’est vraiment le terme adéquat en l’occurrence) est une occupante. On vient de la retirer de son sarcophage ambulant pour la déposer sur le lit. C’est une merveilleuse Noire d’une dix-septaine d’années, aux cheveux décrêpés, aux traits réguliers et aux formes affolantes ! Vous parlez d’une déesse noire, mes grenadiers ! Vous l’apercevriez, salingues comme je vous sais, vous lui sauteriez dessus sans lui demander la permission ! Elle est vêtue d’un chemisier de chez Hermès qui, comme tous les chemisiers — ou presque — de cette illustre maison, a pour motif une bride de cheval accrochée à un clou (dans les mêmes tons, on a comme autres options : l’étrier, la selle de course, le harnais, le steeple-chose, la tête de cheval, la botte de jockey, la charge du 14e Lancier, le carrosse du Saint-Sacrement, la charrette fantôme, le fer à cheval, le tilbury, la cravache, la bombe, le manège, la fosse à purin, la casaque, la pièce d’échec, l’amazone, le tas de crottin, Pégase, la source hippocrène, la boucherie hippophagique, l’écuyère de cirque, le piqueur, la chasse à courre, l’étrivière, l’éperon, les statues équestres de Paris, la sabretache et Fernandel) et d’une minijupe en cuir noir guère plus grande que l’abat-jour de votre lampe de chevet. Grâce à ce dernier élément on a une vue considérable sur ses cuisses parfaites, tout en déplorant le collant qui, diraient les vrais littérateurs, gaine ces dernières. Il est des instants où je voudrais me trouver en tête-à-tête avec le foutu connard qui s’est permis d’inventer cette sotte pièce d’habillement, mes petites frangines. Comment je lui défoncerais le portrait, à Cézigue ! Lui ferais douiller chérot sa pernicieuse invention ! Ce malfaiteur nous a privés de menues joies qui éclairaient encore la grisaille de ce temps. Désormais il est inutile de regarder une femme se mettre au volant ou descendre de sa voiture ! On n’a plus aucun plaisir, je crois vous l’avoir déjà signalé, à s’acheter des godasses, et l’apparition de la minijupe a été immédiatement neutralisée par cet imbécile accessoire pour skieur. Avant que le collant déferle sur le marché, on se plaisait à emmener au cinéma des demoiselles de rencontre ou à les promener en bagnole dans des voies qui, pour être isolées, n’étaient certes pas impénétrables. À présent, les nanas sont insexuées comme des poupées, et encore : il existe des poupées à sexe. Ah ! où sont les jarretelles d’antan. Où sont les slips de jadis, et ces cuisses ambrées qui vous flanquaient popaul au garde-à-vous dès le premier regard. Fini ! Balayé ! Gommé ! Les vieux messieurs eux-mêmes ne laissent plus tomber leur canne lorsque passe une jolie fille pour la lui laisser ramasser, les chers presbytes ! L’univers s’enferme dans le sac bifide orné, le plus souvent, de motifs suspects rappelant une maladie de peau. L’homme perd son sens tactile au contact de ces effroyables carapaces de nylon. Arrêtez, les filles ! Stop ! Terminé ! Vive la réaction ! Revenez à une mode plus humaine ! Le collant, oui ! mais à Courchevel, ou à l’Opéra ! Vous avez confiance en votre San-A, mes friponnes, j’espère ? Il vous a toujours adulées, le commissaire ! Donné des conseils de premier bourre, exaguete ? Alors, toutes en chœur, décollez vos collants ! Et si le slip vient avec, eh bien, mon Dieu, nous nous ferons une raison !