Renonçant à convaincre les deux hurluberlus en cours d’empoignade par la rage, je décide de les essayer par la douceur. Une tartine de miel, vite !
Je brandis par la portière une liasse de billets de dix mille lires en bramant :
— Personne n’a donc envie de gagner un paquet de fric, ventre de pute !
Ils se taisent tellement simultanément qu’on pourrait croire à une panne de son. Et puis ils se précipitent. J’ai que le temps de ramener mon auber à l’intérieur, sinon ils me le chouravaient dans la foulée. Le conducteur de ma guinde se met au volant. L’autre m’ouvre la portière en me suppliant que sa chignole à lui est plus confortable, plus rapide. Elle fait deux chevaux de plus, elle a six ans de moins, elle vaut trois cent mille lires à l’Argus ; lui est meilleur conducteur que son copain, lequel a des réflexes de cataplasme, dans le métier on l’a baptisé « Alfredo-la-collision » parce qu’il a tamponné plus de voitures que les usines Fiat n’en sauraient produire.
Heureusement, mon chauffeur démarre à l’arraché pour soustraire son richissime client à la convoitise concurrente. La portière ouverte fouette en démarrant l’Alfa de la mère Pulchérie. La Noire embarde de surprise et renverse le vélo d’un livreur noir, lequel se relève, aussi indemne que furieux en traitant la dame Jeuthème de sale bougnoule mais pouquoi qu’on donne le pémis à des néguesses abuties, mamma mia ! Il a ajouté « Mamma mia » car c’est un Noir italien.
La dodue en bavoche. Elle est haletante comme une grosse carpe sur l’herbe de la berge. Alors il se produit un léger quéque chose, mes amis : elle me regarde et tressaille. Pas d’erreur possible : cette gonzesse vient de me reconnaître ! La manière qu’elle a tiqué, que mon apercevage a pris le pas sur son émotion due à l’incident sont éloquents. M’aurait-elle repéré à l’aéroport et dans l’hôtel ? Cela me semble être la seule explication plausible. Toujours est-il qu’elle démarre en trompe, comme un troupeau d’éléphants.
Mon conducteur qui récite des calamités relatives au destin de cette négresse qu’il souhaiterait voir dégustée par un crocodile ou du moins tréfilée par un boa se tourne brusquement vers moi.
— Où allez-vous, signore ?
— Suivez l’Alfa de Blanche-Neige !
Il rit. « Blanche-Neige », ça fait toujours marrer. On a beau chercher, on n’a jamais trouvé mieux pour parler d’un noirpiot. Avant Vouate Dix nez on disait « boule de neige » mais c’était moins joyce, faut admettre. Blanche-Neige, y a un côté gentil qui endort les scrupules. C’est plaisant, quoi ! Pas hargneux ; quasi amical. Ça veut dire, implicitement, qu’on n’en veut pas au Noir d’être nègre, mais qu’on trouve farce qu’il soit black ; tellement contents, nous sommes, de notre belle couleur de bidoche avariée, nous les pseudo-Blancs ! Blancs mon cul, oui ! Un Blanc réellement blanc, ce serait atroce à regarder. Heureusement qu’il est rouge ou vert, le Blanc. Il aurait pas la couperose ou le cancer du foie pour s’égayer la vitrine, il ressemblerait à de la pourriture.
— Vous savez, me dit le chauffeur, elle a rien, ma voiture, un gnon à la portière, ça va, ça vient ! Pas la peine de courser la grosse Africaine pour si peu.
— Je me fous de votre guimbarde, mon vieux, certifié-je, c’est la femme qui m’intéresse, alors suivez-la et tâchez de ne pas vous laisser décoller si vous voulez palper dix raides de prime !
Galvanisé, il champignonne foutralement. Son os a un rugissement de vieux lion châtré qui regarde calcer une lionne. Des trucs mécaniques trépident, toussent et surchauffent. En trois secondes on a recollé à l’Alfa. La circulation dense ne permettant pas des prouesses de formule I, on se met à déambuler gentiment. Désaccaparé, le conducteur me virgule un regard critique dans son rétro.
— Je voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, signore, mais si vous vous en ressentez pour les peaux noires, je connais un merveilleux bordel où, pour cinq mille lires vous n’aurez que l’embarras du choix. Des filles merveilleuses, pas vérolées le moins du monde. Tenez, y a une Abyssaine qui ressemble à une gazelle.
Je lui réponds qu’il n’est pas dans mes mœurs de fourrer des gazelles ou autres bovidés antilopinés et j’insiste pour qu’il me foute la paix, ce qui a le don de le renfrogner.
On roule un moment en direction des faubourgs. J’aime les faubourgs italiens. Ils n’ont pas la tristesse grise des nôtres. Au contraire, ils sont pétants de vie et d’allégresse. L’humanité dégouline sur ses trottoirs. Ça sent la friture, la vinasse, le safran. Ça sent l’enfance joyeuse. Le bébé qu’on vient de faire ! Celui qu’on va fignoler tout à l’heure. La pauvreté y semble source de joie. Ils sont pleins de grosses femmes volubiles, de vieillards édentés, de mâles en chaleur. Y a des beignets partout, du poisson frit, de la tomate. Et puis des gosses, surtout ! Jaillissant de tous les orifices de la rue, des gosses sales et beaux, barbouillés de rires. Y a plus que les Italoches qui soient encore un peu vivants en Europe. Ailleurs, c’est fini, ça s’éteint dans des oxydes de carbone. Même en Espagne. Une grande ombre accablante s’étale sur le vieux continent. Ça morose de bas en haut… La Grèce pire que les autres. Et Paris, idem… London, Berline, la Scandinavie déjà froide. Tout, je vous dis, tout sauf ça, l’Italie. Voilà pourquoi, si vous en avez quine des grisailles, je peux vous proposer une dernière chose : la botte !
— On dirait qu’elle va s’arrêter, signore ! avertit le Nuvolari du pauvre.
Effectivement, le clignotant de l’Alfa lance des lueurs ambulancières dans l’espèce de brume ténue qui annonce l’imminence du crépuscule. Pulchérie trouve une place entre le triporteur à moteur d’un marchand de « gelati » et un camion de la voirie. Elle descend, regarde autour d’elle en évitant soigneusement notre taxi. On dirait qu’elle a peur que nos yeux ne se croisent. Que cherche-t-elle ? Un numéro de la via, une boutique ?
— Qu’est-ce qu’on fait, signore ?
— Tâchez de trouver une place, vous aussi.
Pulchérie Jeuthème a opté pour une direction, au hasard. Elle marche d’une allure dandinante, passant en revue les magasins. Elle finit par s’engouffrer dans un bistrot bondé d’hommes en bras de chemise.
— Stop ! crié-je.
Docile, mon chauffeur écrase la pédale du milieu. Trois jeunes gens juchés sur une Vespa nous évitent de justesse et nous doublent en vociférant.
— Je ne vais pas pouvoir rester en seconde position, signore.
— Momento !
Pulchérie est au comptoir. On lui désigne un appareil téléphonique. Compris : c’est râpé. Elle est en train, vraisemblablement, de décommander son rendez-vous. À cause de moi !
J’hésite. Dois-je la larguer et rentrer à l’hôtel ? Casser la cabane en sautant sur les deux séquestreurs du Sperma Palace ? Ou alors quoi ? Continuer, sans grand espoir, de filer la noirpiote ? Je vous jure, dans mon job il est des instants cruciaux où il faut décider vite et bien. Question de pif. C’est là que la vocation intervient. Elle est inspirante. Un métier, cela s’apprend. Mais on n’a jamais enseigné à personne l’art de se fabriquer un sixième sens.
Alors ?
Le retour de Pulchérie tranche brusquement mon dilemme. Je décide de la suivre. Ça s’opère instantanément dans ma tronche. Aucune réflexion ne participe à mon choix, et c’est cela qui est bon : la spontanéité. L’Instinct, avec un « I » majuscule.
L’Alfa repart, et nous derrière.