— Vous permettez que je branche la radio ? sollicite le chauffeur, il y a un grand match de football en nocturne : la Juventus contre Pologne A. C’est une rencontre amicale, mais ça promet de chauffer. Ah, les vaches, on va leur faire saigner les chevilles !
Je permets. Il met en action un transistor rafistolé fixé au tableau de bord par des rubans adhésifs. Une puissante vomissure, sonore, faite d’un magma de paroles et de musique, nous broie les trompes d’Eustache.
Alfredo règle au mieux sa machine à cacophonier. Nous sommes en direct avec le stade de Turin. Le speaker est tellement volubile qu’on le prendrait pour une course de motos. Il raconte l’ambiance du stade archicomble, les spectateurs de marque : le président du conseil, Sophia Loren, Paul VI et d’autres moins connus. L’ambassadeur de Pologne vient de remettre une médaille bénite représentant la faucille et le marteau au président de la Juventus, lequel va lui offrir en échange un bidon d’huile d’olive.
— Du chiqué, ces cadeaux ! affirme Alfredo. J’espère qu’il y a de l’huile de ricin, dans cette huile d’olive, que cet affreux polak en chie ses tripes, par la madonna !
Un seul point noir (difficile à extraire, fût-ce avec un tire-comédon) : l’arbitre est Espagnol. La chose inquiète mon chauffeur.
— Je parie que c’est un foutu vendu de salaud, cet Espago, dit-il. Vous verrez qu’il favorisera cette dégueulasserie d’équipe polonaise.
Il frappe son volant à poings redoublés.
— Qu’il commette une erreur d’arbitrage, et on lui coupera les… On lui crèvera les… On lui arrachera les…
Pendant ce temps, Pulchérie Jeuthème emprunte l’autoroute du Sud sans que mon forcené y prenne garde.
Bien trop accaparé par le match, déjà. Dans les transes avant le coup d’envoi.
Pulchérie se permet de champignonner maintenant que la circulation est simplifiée.
— Plus vite ! enjoins-je, sinon elle va nous semer du poivre.
Docile, Alfredo envoie de la tisane, l’aiguille du compteur décrit un arc de cercle et la vieille tire pousse un vagissement de catarrheux venant d’avaler une arête de brochet. On recolle. Le transistor graillonne. Juste au-dessus, sur le tableau de bord, on peut contempler la photo d’une mégère dans un cadre portant cette tendre injonction : « Ne roule pas trop vite, chéri, pense à moi. »
— Madame votre grand-mère, sans doute ? demandé-je, manière de causer, en désignant l’image.
— Non, ma femme ! rétorque Alfredo distraitement.
Dans des cas pareils, on s’estime heureux de son sort, mes brebis. On se dit qu’il vaut encore mieux être vérolé ou hindou sans calories plutôt que de connaître pareille épreuve. La nana du gars a au moins cinquante-deux ans de plus que lui. Elle est pleine de rides qu’on devine farcies de crasse. Elle a une paupière qui lui tombe sur la joue, comme le rideau de fer d’un magasin après une explosion ; un sourire complètement édenté, un menton comme un cactus, un nez tordu, des verrues un peu partout. La fée Carabosse, en comparaison, c’est Catherine Deneuve. Tu trouves ça dans ton plumard, tu te sauves en courant et tu vas calcer une épidémie de grippe, un gardien de la paix, une bouche d’égout, n’importe quoi, n’importe qui, n’importe où. « Ne roule pas trop vite, chéri, pense à moi. »
Moi, je suis Alfredo, en matant ça je pique sur un poids lourd, accélérateur au plancher ! Ou bien je volplane dans un ravin ! Je mets le cap sur la grève, au prochain virage ! En tout cas, je retourne plus jamais atome.
— Oh ! sacré bon Dieu de chiennerie de saligaud de m…[6] s’égosille Alfredo en écrivant « merci maman » sur la route avec sa brouette.
Renseignements pris, c’est Krackmorbak, l’ailier gauche polonais qui vient de se faire allonger dans la surface de réparation par un arrière italien.
Un grand silence s’abat sur le stade. On attend la décision de l’arbitre. Va-t-il accorder le penalty ? Le spiquère pense que non, vu que, selon lui, Krackmorbak était hors jeu et qu’il a fait semblant de tomber. Et puis soudain, on dirait que la bagnole explose. C’est le hurlement du stade fou de rage car ce branque d’Espanche vient bel et bien, contre toute justice, de siffler le péno. Le transistor se lézarde. Le pare-brise se fêle. Et, plus impressionnant encore : excepté l’Alfa de Pulchérie, toutes les voitures stoppent pile sur l’autoroute. Vous avez jamais vu, vous autres, le trafic d’une autostrada se figer d’un seul coup d’un seul, dans un même coup de frein ? C’est pharamineux. Les camions, les voitures sport, les motards de la circulation. Plof ! D’un coup, je vous dis. L’immobilisme. L’arrêt complet ! Sur les 301 200 km2 de la Péninsule, les 52 931 500 habitants annoncés au dernier recensement viennent de mettre leur existence en roue libre à cause du coup de panard qu’un Polonais va donner dans un ballon. Les bébés s’abstiennent de biberonner, les écoliers de se masturber, les marchands de marchander, les veuves de prier, les voleurs de voler, les amoureux de se peloter, les militaires de faire les cons et les curés de clerger.
La botte italienne est brutalement inerte comme une jambe de bois dételée.
— Continuez, putain d’Adèle ! vociféré-je, ne sentant pas mon destin accroché à la semelle du dénommé Krackmorbak. Continuez, ma négresse se barre !
Alfredo m’entend comme si je lui causais par téléphone de la planète Mars et qu’il y ait de la friture sur la ligne.
Il a un geste de somnambule, qui signifie « ta gueule ou je te bute ». On perçoit dans son poste ravagé un coup de sifflet lointain. Deux secondes de vide cosmique. Et puis la clameur agonique de cent cinquante mille personnes dont on tuerait la progéniture, qu’on sodomiserait, qu’on éventrerait avec une fourchette à huîtres, qu’on obligerait à lire Le Monde entièrement, qu’on nettoierait à l’acide sulfurique toutes en même temps, retentit. Y a un déferlement océanique ! Une explosion volcanique ! Une interruption sous cul tanné ! Ça feule ! Ça mugit ! Ça hulule.
Le but est marqué, les gars ! Ce soir, la noble Espagne comptera un citoyen de moins, selon toute probabilité.
Un qu’est en panne de souffle ! Un qui moite ! Un qui rôdaille sur les berges de l’agonie, c’est Alfredo. Il se penche en avant, les mains crispées sur bide et poitrail. Il se tord ! Il gémit ! Il suffoque ! Il pleure. Son front frappe le volant en cadence. En décadence !
— Non ! Je veux pas ! Impossible ! Dieu n’existe pas ! La Madonna ? Une rombière ! J’ai mal ! Je refuse ! Ça n’a pas existé ! C’était pour rire ! On n’a pas le droit ! Bon, on va tuer l’arbitre, d’accord ! Mais après ?
« Oh ! Le vendu ! La charogne ! Le gueux ! L’Espagnol ! Venir nous faire ça chez nous ! Après que le regretté salopard de duce ait envoyé des légions d’élite pour aider Franco ! »
Fou de rage et d’impatience, je lui frappe l’épaule.
– Écoutez, Alfredo. On vient de paumer l’Alfa ! Maintenant il s’agit de la rattraper. Je compatis à cette catastrophe nationale avec d’autant plus de vigueur que je porte à notre sœur latine un amour quasi incestueux, mais faut absolument qu’on recolle à la noirpiote, et vite !
Le conducteur effaré s’agenouille sur son siège pour mieux me faire face. Alentour, lentement au gré des forces d’âme et des énergies, selon le sang-froid et la philosophie, la circulation repart.
– Écoutez, marmonne le taximan, écoutez, vous, j’en ai plein les fesses de votre négresse. D’abord, qu’est-ce que vous lui voulez à cette pauvre femme ? Qui vous permet de la suivre ? Et puis qu’est-ce que je vois ? On est sur l’autoroute ! Mais je suis un taxi de ville, moi ! Pas un long-courrier ! Allez, l’embranchement, qu’on fasse demi-tour ! Ça suffit ! Terminé ! D’ailleurs votre physionomie ne me revient pas ! Vous avez une tête d’arbitre ! L’air vicieux de vouloir siffler des pénalties injustifiés. Je vous crache dessus ! On rentre ! Voyou ! Une négresse ! À la police ! Voilà, je vous conduis à la police ! Le prochain poste ! Y en a sur l’autostrada.