Je ressors ma liasse de gros biftons.
— Et ça, c’est du poulet, pépère ? T’en veux ou t’en veux pas ?
Mais il secoue la tête.
— Qu’est-ce que j’en ferais à présent qu’on est menés par des enviandés de polaks par un à zéro ?
L’objection me prend de court. Pas le temps de le raisonner, lui faire admettre qu’il aura des années à vivre encore malgré tout en compagnie de sa chère épouse. Lui parler de ses enfants ! D’une revanche ? Le temps est compté. Je sens que ma filature est complètement rompue.
— On rentre ! dit-il.
Et il repart cahin-caha dans ses ferraillements et ses puanteurs d’huile carbonisée, dans les vomissures du spiquère courroucé qui épilogue… épilogue…
Un panneau abondamment éclairé annonce l’embranchement. Automatiquement, Alfredo met son clignotant pour indiquer qu’il va le prendre. On se présente face à la rampe de sortie.
Je risque une ultime tentative :
— Je vous donnerai vingt mille lires.
— Non !
— Cinquante !
— Finito, je vous dis !
On s’engage déjà sur la voie… de dégagement. Terminé.
Mais voici qu’à nouveau le poste explose !
— Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuut ! hurle Alfredo !
Il lâche tout ! L’auto qui amorçait sa montée, dévale en arrière. Alfredo se ragenouille sur la banquette.
— Vous n’entendez donc pas, amico : but ! Ça y est ! Égalité ! On les aura !
Il m’embrasse !
— Ah, merci mon Dieu ! Grâces soient rendues à la madone qui protège la Juventus ! Je vous salue, Marie ! Oh, mon ami… Mon cher ami. Vous disiez ? Cinquante mille lires ? C’est trop ! C’est généreux ! C’est français ! Vive Pompidou ! Ah, où est-elle cette putain de négresse, que je te vous l’emplâtre comme un tas de polenta !
Chose aussi surprenante qu’étrange, elle n’est pas loin, Pulchérie, malgré l’intermède ci-dessus qui aurait donné à n’importe qui le temps de creuser l’écart.
On se la retapisse, rangée en bordure de route, son capot relevé, son jupon retroussé, en train de contempler la calme beauté d’un moteur d’Alfa.
En rideau ?
— Stoppez à quelques centaines de mètres ! ordonné-je à mon chauffeur.
Tu parles si ça lui va ! Quand l’auto est à l’arrêt, le transistor devient un légèrement soit peu plus audible. En ce moment, m’est avis que les Polaks sont en train de souffrir. Ça joue exclusivement dans leur camp, ce qu’est peut-être une tactique pour s’économiser la fatigue, moins s’essouffler ? J’ai connu des équipes qui désemparaient pas de leur surface de penalty, histoire de pas se vanner. Des sédentaires, quoi ! D’accord, elles encaissaient une flopée de buts, mais elles finissaient le match fraîches comme des zézettes de jeunes mariées, ce qu’est pas négligeable après tout.
On poireaute un bout de moment, le temps pour la Juventus de prendre l’avantage par deux buts à un, et puis l’Alfa (et sa noire conductrice) radine tout doucettement comme une qu’aurait liquéfié une bielle et qui essayerait de se rapatrier au prochain garage par ses propres moyens.
Cette fois, je pourrais la suivre à pincebroque si l’avais des humeurs footingées. Nous repartons, comme si on coursait un corbillard dans les allées du Père-Lachaise. Doit avoir de sérieux ennuis de moteur, la dame Jeuthème, et pas si tellement se connaître en mécanoche. Les gadgets genre delco, ça doit la laisser drôlement perplexe avec son hérédité bourricote.
Alfredo ne fait plus la moindre objection. Pour lui, en ce moment, l’existence, c’est du velours. La Juventus (qui vient d’en téléphoner un troisième dans la cage du dénommé Kilyski) se promène désormais sur le terrain. Pour vous dire : y a ses arrières qui jouent au scrabble et son gardien de but qui est allé téléphoner à sa vieille mère (laquelle ne peut pas suivre le match à la télé parce qu’elle est pauvre, non plus qu’à la radio car elle est sourde. Son fils lui parle avec les mains).
Un nouvel embranchement, celui de Quebellacoda su Mare, est signalé. Il grandit dans la nuit enguirlandée de phares. À présent, chaque fois que la Juventus place un tir, les tomobilistes klaxonnent sur l’air des lampions. On évolue dans une cacophonie monstre, mes chéries. Un délire d’avertisseurs. Les conducteurs agitent leur bras gauche par la portière et leurs compagnes, le bras droit (excepté pour un playboy qui roule à bord d’une voiture anglaise).
C’est la liesse totale ! Le jour de gloire ! La frénésie.
— A destra ! A destra ! glapis-je.
Pulchérie vient de prendre la voie d’évacuation de Quebellacoda alors qu’Alfredo continue.
Casse la tienne, comme dit Béru, il escalade le talus herbeux, mon champion. Un coup de première et rrran ! Ça patine un brin sur les arrières, mais on rejoint la route, malgré tout, d’une secousse énergique. La belle giclée inondatrice ! Floc ! On y est.
Je ne sais pas si vous avez déjà pratiqué la petite route qui mène de l’autostrada du Sud à la coquette cité de Quebellacoda ? En cas de négative, laissez-moi vous dire que c’est une des plus belles d’Italie.
Elle descend en pente douce vers la mer frangée d’écume (je sens que je vais vaseliner dans le lyrique, attachez vos ceintures et éteignez vos cigarettes !). Les étoiles d’argent du manteau de la nuit scintillent à l’infini, dans un ciel de velours sombre (qu’est-ce que je vous annonçais : ça vient, j’enroule à la perfection). Ces messagères lointaines dont causait le pouète patenté, Alfred de Musset, sortent des voiles du couchant pour s’en aller rejoindre en une tremblante farandole les lumières de Rome, à droite, celles de Gênes, un peu plus haut, celles de Nice et de Cannes, celles de Barcelone (qu’on distingue moins nettement) celles de Valence, puis celles d’Alger sur la gauche. Ce coup d’yeux, mes amis ! Féerique ! On en mangerait !
Quelques kilomètres encore… Quebellacoda surgit dans son douillet berceau de lauriers-roses. À partir du moment où cette station peau de balle et balnéaire apparaît, la route fait une fourche, tous ceux qui connaissent la région (y compris ceux qui l’habitent) vous le confirmeront. Or, vous serez d’accord avec moi, au moins sur ce point, mes pommes, mais lorsqu’une route fait la fourche, elle devient DEUX routes, une belle bi-route, j’exagère ou pas ? Bon. Celle de droite mène à la ville, celle de gauche à la plage. Logiquement, que fait une personne dont la voiture défaille quand elle est placée en face d’un tel choix ? Elle opte pour la ville et ses garages, s’pas ?
Eh bien, Pulchérie, non, soit qu’elle ne lise pas le rital, soit qu’elle ait la comprenette obstruée par un dépôt calcaire. Carrément, elle vire à gauche, direction plage !
– Éteignez vos phares, Alfredo !
Car à présent, la route est plate, rectiligne, déserte.
La négresse va de plus en plus mollo. Nous parcourons une couple de kilomètres et atteignons le pied d’une petite colline boisée qui s’avance vers la mer.
Parvenue au pied de ce promontoire en forme de monticule, l’Alfa stoppe. À trois reprises, Pulchérie lance un appel de loupiotes. Aussitôt, son appel lui est timidement rendu à l’aide d’une torche électrique à verre rouge. Ça vient du bord de mer. La conductrice quitte la route pour s’engager sur la plage, caillouteuse en ce point du littoral.