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La mi-temps qui vient d’être sifflée sur le score réjouissant de huit à un ramène un brin de réalité dans l’esprit survolté d’Alfredo.

Il s’éponge le front, regarde autour de lui la mer qui floque-floque, les étoiles qui trembillent et l’Alfa qui boitoche en direction de l’eau. Un médium réveillé en sursaut ! Le gus qui n’a pas eu une dose suffisante d’anesthésique et qui mate la frime voilée du chirurgien en se demandant si c’est une moukère. Il cligne des châsses, s’ébroue.

— Ma, où sommes-nous, signore ?

Je ne lui réponds pas, bien trop intéressé que je suis par les deux revolvers que deux mains gantées braquent par les fenêtres du taxi. Deux mains droites ! Ce qui laisserait envisager deux personnes, non ? Ou je débloque ? On n’aperçoit pas leurs propriétaires. Rien que ces deux mains, avec chacune un fort pétard pourvu d’un silencieux. C’est marrant, mais le silencieux humanise le revolver. Ça lui donne un côté outil. Un aspect utilitaire, presque.

Mon chauffeur, qui vient d’entraver, bredouille.

— Je n’ai que huit cents lires sur moi, messieurs. Car je commençais mon service. Mais mon client a molto fric !

Et, à moi, volubile :

— Montrez à ces messieurs tout votre argent, signore ! Montrez ! Ne les faites pas languir !

Le revolver le plus proche du chauffeur s’avance à l’intérieur de la voiture. Alfredo, terrorisé, recule pour fuir la bouche bizarre bâillonnée par le gros silencieux.

— Non, oh non ! murmure-t-il. Je ne suis qu’un pauvre homme, moi. Je n’ai pas d’argent. Ma femme m’attend. La Juventus mène 8 à 1. Je vous en supplie ! Ne me tuez pas ! Pas pendant la mi-temps !

Un plouf aux ondes violentes me fait basculer. Je sens du chaud sur mon visage ! Une odeur de poudre que je connais bien. Un nuage épais emplit l’auto. À la pâle clarté qui tombe des étoiles, je distingue la pauvre gueule ravagée d’Alfredo. Un trou ! Des sanguinolences infâmes ! Des boursouflures hallucinantes. Ça protubère, ça bouillonne. Je suis plein de son sang, mes mains poissent. J’en ai sur la bouille, dans la bouche aussi. Un vrai vampire ! Il a explosé, Fredo ! Mais il est resté bien droit, calé dans l’angle formé par la banquette et la portière.

Moi, à une allure inconcevable, je pense. Donc, je suis. Mais pour combien de temps ? Je me dis, in extremis et in extenso : « Couillon, baderne, crêpe, tordu, incapable ! Elle t’a possédé, Pulchérie. Reconnu, ça tu l’as senti. Elle a téléphoné à ses complices pour les affranchir. Ils ont organisé ce gai tapant. Et tu y es venu droit comme une bugne ! La négresse a poussé la sollicitude jusqu’à vous attendre sur l’autoroute pendant que vous étiez stoppés, car elle allait bientôt la quitter, et ne voulait pas que vous la perdiez. Et à présent, on liquide et on dit bye-bye ! Voir Naples et mourir ? Pas même !

— Vous, descendez ! me dit une voix.

Toujours sur le même rythme, j’analyse : Voix d’homme, un peu zézayante, accent anglais, type jeune !

On vient de m’ouvrir obligeamment la lourde. Les deux flingues me dévisagent, de part et d’autre. À toi de faire, mon San-A. La recette 44 bis, pour nuit de conneries… noires ; celle qui t’a valu douze propositions de Coquatrix, seize de Bouglione et huit de Barnum fils !

— Allons, vite ! gronde la même voix, comme je n’ai pas l’air de me décider.

Pour sortir d’une bagnole, mes gueux, à moins qu’il ne s’agisse d’une Rolls à perron, faut se ramasser, se rassembler, se placer de traviole. Vous aimeriez que je vous passe mon numéro au ralenti, avec planches explicatives à l’appui ? Facile. Premièrement, je me mets de travers, c’est-à-dire face à la portière en ployant ma jambe gauche et en y faisant porter tout le poids de mon corps. Deuxièmement, je me courbe en avant en glissant simultanément ma main droite vers mon aisselle gauche. On suit bien ? On comprend ? On se sent devenir moins tarte ? Bravo ! Troisièmement, je cramponne la crosse du camarade tu-tues, et je me jette d’une des tantes sur le sol. Quatrièmement, j’oublie ma douleur pour exécuter un roulé-boulé des plus acrobatiques complété par une volte-face fulgurante. Plus le temps de gamberger. L’action m’emporte. Des boum-boum concassent les échos nocturnes. Je défouraille à la fantasque. À gauche, à droite ! Les deux gus veulent m’allumer, mais l’inconvénient d’un silencieux c’est qu’il empêche de viser juste. Leurs petites lumières vont se perdre dans les cailloux. Pas les miennes ! Vous pensez bien que si j’ai suivi un entraînement terrible à l’école de tir et que si j’ai décroché la médaille d’or de ma promotion, c’est pas pour devenir porte-bannière dans les défilés. Surtout que je suis un garçon consciencieux, vous le savez ! Je continue de me perfectionner en allant visionner les Vesternes et je coule tous les sous-marins, au rayon magique, dans les parcs d’attractions. On est crack ou connard, quoi !

La canonnade dure très peu de temps ; les actes les plus efficaces sont toujours très brefs. Les assassins du cher Alfredo poussent des cris de Sioux plumés et s’effondrent. L’un est tombé à genoux et me fait face. Il se tord, les mains enfoncées dans son ventre. Son copain a effacé une babiole sous la pommette gauche (non, la droite, excusez-moi. Je suis confus de vous induire en erreur). Il est extrêmement mort. Le défunt appartenait à la race blanche, tandis que le second est un superbe Noir.

— Eh ben, tu vois, mon pote dis-je à ce tout dernier, deux tordus c’est nettement insuffisant pour fabriquer un San-Antonio.

Mais, préoccupé par son agonie, il ne prend pas garde à mes sarcasmes.

Vous ne pouvez savoir à quel point un zig en train de mourir est hostile à toute forme de conversation. Il devient d’un égoïsme qui frise l’impolitesse.

Moi, comme dans les films dont le héros est un héros familier d’Eros, je me redresse, m’époussette et arrange mon nœud de cravate poisseux du sang d’Alfredo.

À vrai dire, je n’ai pas encore bien réalisé la situation, du moins pas complètement. Tout cela a été si brusque, si rapide, si inattendu.

À la radio, le match a repris. Dans le quasi-silence de la nuit (car il n’existe pas de vrai silence au bord de la mer) le speaker s’enroue à expliquer que l’arbitre espagnol vient de siffler un penalty en faveur des Italiens, l’ailier Duginocchio ayant été injustement croquenjambé devant les buts adverses par un effroyable rouquin de Varsovie nommé Dupont (mineur de son ex-état).

Le comment t’as tort célèbre l’impartialité de cet arbitre ibérique que le capitaine de l’équipe polak prend injustement à partie, ce qui devrait lui valoir une radiation à vie, la suppression de sa retraite vieillesse, et son admission d’urgence dans un camp de travail. Je décide, pour lors, de ne pas écouter la retransmission complète de cet événement sportif et de me mettre à la recherche de la dame Pulchérie, présentement invisible. Vous ne croyez pas que je pourrais avoir une conversation privée avec cette donzelle, mes petits crapouillards ? Quèque chose de sérieux, d’austère même ; avec des tartes entre les phrases, en guise de virgules ?

Courbé en deux, comme le fantassin de 14 sur le chantier de la guerre, je contourne le bout de colline où luxure une végétation, mes dix terre année haine. Qu’aspers-je alors, baignant dans le clerc de l’une ? Un canot automobile, mes jolies chattes. Il tangote à la houle, tout blanc dans la nuit tiède. Assis au volant, y a un gros type en vareuse et casquette marine. Pulchérie a abandonné son Alfa et a rejoint l’homme en question. Ils bavardent paisiblement tandis que leurs sbires sont censés nous assassiner, superbe décontraction ! J’hésite sur la conduite à tenir. Donné-je l’assaut au canot ? Dangereux, car pour ce faire, je devrais parcourir plusieurs centaines de mètres en terrain découvert. Si, comme on peut le supposer, le gros pilote dispose d’un flingue, m’assaisonner serait un jeu d’enfant. Le clair de lune joue contre moi, bien que je sois poète à ne plus en pouvoir. Dites, me vient une idée : et si je me placardais derrière cette grosse touffe de poildocks polyvalents pour attendre la suite des événements ? Les mecs du canot, ne voyant point rappliquer leurs archers, voudront savoir ce qui leur est advenu, normal ! Je vous parie conséquemment que le big lard finira par se pointer aux nouvelles. Il sera forcé de passer à moins d’un mètre de moi à cause de ce contrefort de colline qui radine jusqu’à la grande bleue. À cet instant je lui ferai le coup du petit guerrier jap dans la jungle indonésienne et il ne me restera plus que Pulchérie Jeuthème comme interlocutrice. Mon rêve !