Hein ! C’est pas déjà du San-Antonio, ça, mes petites Figarocifigarola ? L’écrivait ça à l’époque de son Histoire d’un fait d’hiver, pouvait se l’arrondir pour le Goncourt, J.-J. G. Comme quoi la littérature se déplace ; elle tient compte des poussées rabelaisocéliniennes. Car enfin, c’est quelqu’un, m’sieur Jean-Jacques Gautier. Il a opinion sur rue (lui ce serait plutôt sur quai). Bientôt il sera de la Cadémie. Un matin, en ouvrant le Figaro pour vérifier qu’on lui a pas trop coquillé la prose, il va avoir des vapeurs : J.-J. G. élu à lac Adémie sur les instances de tous les z’auteurs dramatiques qui s’y trouvent déjà et qui tiennent à se l’annexer ! Majorité écrasante ! Dix-huit voix au moins, ce qu’est énorme dans une assemblée qui n’a sûrement plus jamais été quarante depuis sa fondation et dont la plupart des membres (appelons ça plutôt des membranes) sont truffés-bardés de sondes et de nounours en peluche. Si je vous apprenais : l’expression « avoir l’épée aux reins », ben elle vient du quai Conti, vu que les jours de grands galas-réceptions, on leur attache leur épée dans le dos pour les faire tenir droits, les acaduquémiciens. Dans le fourreau, regardez-y de près, qu’est-ce y a ? Des pilules, leurs gouttes pour le cœur et le réservoir dans lequel ils lancebroquent directo pendant la séance. Autre chose encore, que les gens pensent pas : si leur habit est vert, c’est pour que ça leur aille bien au teint. Tout ça pour vous en revenir que Gautier sent bien souffler le vent. Alors il a les jetons. Cherche la parade dans les broussailles du style. Se réfugie derrière des san-antoniaiseries pour pas se laisser bicorner. Trop tard : ils le faderont quand même, les traîtres. Par contumace, si besoin.
L’aura beau brandir ses derniers articles, les supplier de les relire de près, leur faire remarquer qu’y ne manque plus que Béru pour que ça me ressemble en plein ; ils voudront rien entendre (et d’ailleurs ils sont constipés des feuilles). Hop ! Au gnouf ! Dans le fauteuil à ce pauvre Dugenou ! Merci, monsieur Ségalot, ça c’est du meuble !
Bon, ben on s’est éloignés du sujet, hé ?
Et nous de la rive, pendant ce temps-là.
L’air marin, la douceur angevine, les paquets de mer qu’on embarque (je m’y connais en terminologie maritime) me raniment à grand train et à grande eau. Doit avoir un moteur de septante-cinq bourrins, ce canot, pour voler de la sorte.
— C’est un Mercury ou un Johnson ? je demande.
Le président, dont le cigare se fume aussi vite que brûle la mèche d’une bombe dans les films sur la flibuste, me jette un œil peu amène.
— Quoi ? demande-t-il sans prononcer les « r ».
— Le moteur de ce barlu, Johnson ou Mercury ?
Il regarde :
— Evinrude, répond-il obligeamment.
— Vachement nerveux, hein ?
— Formidable !
— Vous comptez me tuer quand, sans indiscrétion ?
Il secoue au-dessus du flot la cendre de son cigare. Geste superflu parce que cendre illusoire le vent de notre course l’emportant aussitôt que formée.
— Quand ce sera nécessaire.
Il ajoute ces paroles rassurantes :
— Si c’est nécessaire.
— Et nous allons où cela ? comme dirait M. Pierre Bellemare ?
— Je vous en laisse la surprise, mon cher commissaire.
C’est plus du tout le mec contrit que j’ai connu dans l’avion ce matin. Mais oui, dites, quand on y réfléchit, tout a démarré ce matin seulement ! Vous mordez un peu l’échevelage de tout ça ? Le jour le plus long ? Tiens, fume ! Qu’il y vienne un peu, m’sieur Zanuck ! Une idée : je lui vends cette affaire. Un million de dollars ! C’est pas chérot. C’est le prix que m’ont payé les Roitfeld pour les droits des deux sujets qu’ils m’ont tournés, ou plutôt détournés. Et depuis, ça a pris de la plus-value ! De plus en plus, les gens investissent San-Antonio. Ça les évite d’aller se faire ouvrir un compte numéro à Genève, du moment qu’ils ont une valeur sûre sous la main. J’en connais qui m’achètent par dix mille à la fois (des grossistes). D’autres qui me stockent pour plus tard, quand on me vendra à Drouot, entre la pièce de dix louis, Louis XIII, et le vase étrusque de Soissons. J’envisage très bien Ma langue au Shah, édition originale entièrement non numérotée papier gogue (ou presque) avec une illustration de Gourdon tirée en œuf sept. Les bibliophiles du monde entier aux aguets, aux abois, assis sur des pliants en attendant l’ouverture de la salle. Et les maîtres Rheims ou Ader, chevaliers du maillet (comme dirait Dumaillet) aidant les San-A. à détrôner les Renoir, parce que, enfin, si on peut regarder un San-Antonio, on ne peut pas lire un Renoir !
Mince, voilà que je me révade. Qu’est-ce que j’ai, aujourd’hui ? Faudrait que je fasse venir des ponts-et-chausseurs hollandais pour endiguer ma pensée. Car je pense trop. Tenez, le président de l’arrêt public me disait pas plus tard qu’hier… Mais je vous le répéterai plus tard, car voilà que le canot ralentit. Son nez dressé s’abaisse à mesure que la vitesse décroît. On va bientôt aborder.
J’ai une douleur qui lancine dans le bide. Cela s’irradie, fouaille, plonge, tortille. Par instants, une nausée s’ajoute, qui me reste sur la patate un bout de temps avant de se déguiser en migraine.
Je devine la manœuvre d’accostage. Le canot teuf-teufe, donne des petits coups de cul. Un choc ! Terre ! Le gros mulâtre coupe les gaz. Ensuite il biche sa carabine posée verticalement près de lui, le canon passé entre les câbles de commande.
— Debout ! Et pas de faux mouvement ! m’ordonne-t-il.
Je me dresse tant mal que bien. Nous sommes sur une île minuscule, cernée de roches. Nulle végétation. C’est pelé, désertique. Au loin, plus loin que je ne me le figurais, il y a la côte et ses lumières. On a dû parcourir au moins vingt milles (ce qui n’est pas cher). Vous le savez, sur l’eau on compte en milles marins, comme dans les airs en nœuds volants, histoire de compliquer les choses. À ce sujet, laissez-moi vous dire que les Romains devaient mesurer le double de notre taille, ou alors qu’ils marchaient comme les kangourous. En effet, ils sont l’inventeur du mille qu’ils ont baptisé ainsi parce qu’il représentait mille pas. Sa valeur étant de 1 852 mètres, les Romains faisaient donc des pas d’un mètre huit cent cinquante-deux, ce qui expliquerait qu’ils soient allés se balader si loin de chez eux.
Dernière digression, c’est juré.
J’ai menti un peu plus haut et à gauche, quand je vous annonçais que l’îlot est désert. Un gros machin se dresse en son milieu. Il s’agit d’un hélicoptère, chères chéries. Et pas un mince puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’un Howaryouverywellthankyou X 14 de la Navy (ou de la névé car on s’en sert aussi dans les glaciers lorsque la Croix-Rouge passe pour la quête). Appareil ultra-moderne, à pales variables (repliées, elles servent de ventilateur, et dressées verticalement de moulin avant).
Assis à proximité de l’hélicoptère, un type en combinaison kaki (je le saurai plus tard) fume parce que c’est du belge et qu’il faut bien tromper la tante.
Il s’avance à notre rencontre.
— Salut, président ! lance-t-il avec l’accent américain.
— Bonsoir, bonsoir ! répond Savakoussikoussa en lui secouant la pogne, style Verhaeren serrant la main d’un mécanicien, à Rouen, en 1916, et ne la lâchant pas à temps.
— By jove ! s’exclame le pilote (car s’il n’est pas pilote, comment partirons-nous d’ici) vous n’êtes que trois ? Je vous croyais au moins six ou sept !
— Hélas ! laconise l’homme d’État.
On sent que chez lui, les oraisons funèbres ne le sont pas tellement.