— Tu crois que ça vient de là ? murmure Béru, mal convaincu.
— T’as jamais été au Kuwa ?
— Non, jamais.
— Ben, alors ?
— Ouais, admet le Monstrueux. Ouais, je me fais sans doute des berlues. Mais de l’entendre s’égosiller à la portière, ça m’a produit un effet, comme si que j’aurais déjà vécu un moment identique absolument pareil et semblable.
Pinuche bêle un petit rire aigrelet.
— Tu veux mon avis, Alexandre-Benoît ? Tu supportes mal le vin blanc.
— Esplique ! marmonne l’autre d’un ton rogue.
— Hier soir, tu as bu six bouteilles d’Aigle blanc à toi tout seul.
— Et après ? Môssieur le Pinaud de mes deux Charentes instituerait que j’ai pas les capacités à respirer six quilles de bianco ?
— Tu les supportes, mais elles te portent aux nerfs, décrète Pinuche.
— Ce serait des rognes qu’on me chercherait du matin ? demande le Gravos en adoptant son ton hermétique façon capsule Apollo.
La Vieillasse renifle des protestations.
— Il n’est pas question de rognes, Alexandre-Benoît. Je voulais seulement te rappeler que sur l’étiquette des bouteilles d’Aigle que tu as absorbées, on a représenté un lézard sur un mur, du fait que le vignoble se nomme Clos des Murailles…
— Et alors ?
— Alors tu as fait un véritable esclandre dans le restaurant si sélect de l’Intercontinental en chantant à tue-tête à la table de respectables Américaines, tout en leur montrant ladite étiquette…
— Où qu’est le mal, plise ?
— Tu leur chantais Si vous vouliez chatouiller mon lézard, rappelle Pinaud. Même que nous avons eu toutes les peines du monde à t’emmener coucher, San-A. et moi.
Bérurier hoche la tête.
— Selon mon avis, vous êtes deux p’tits morés, déclare-t-il. Ces dames ricaines, je m’en rappelle comme je vous vois : elles demandaient qu’à se fendre le pébroque et si au lieu de chiquer les pue du bon vous m’auriez laissé les entreprendre, on se les embourbait toutes les huit comme un seul homme, à la santé de Nixon !
— Elles n’étaient que quatre ! objecté-je.
Un moment décontenancé, Béru s’en tire par un rechigneux : « Raison de plus. »
Puis, au bout d’un moment, il ajoute en nous montrant la Cadillac qui filoche devant nous :
— Tout ce que vous pourrez me dire : je suis certain de l’avoir connu, aut’fois, le président.
En déboulant au parking de Genève Cointrin, j’affranchis ma fine équipe.
— Les gars, leur dis-je, c’est à partir de tout de suite qu’il va falloir ouvrir l’œil en faisant gaffe qu’il n’y entre pas des moucherons. Une fois sorti de son tank blindé, tout peut lui arriver, à notre client. C’est pourquoi nous devons adopter une formation particulière et n’en plus démordre. On va se placer en vol de canards sauvages, façon Ibsen remanié Audiard. Moi, en pointe, œuf ajaccien, à tout seigneur tout tonneur. Je talonnerai le groupe de mon mieux. Cinq mètres en arrière, Pinuchet examinera l’environnement avant. Béru fermera la marche en s’efforçant de contrôler l’environnement arrière. Si un coup de feu est tiré, je veux qu’en moins d’un dixième de seconde l’un de nous trois soit en mesure de le situer, ça joue ?
Bien causé, non ? En big chief !
— Vu ! fait gravement le Navré.
— Banco di Roma ! clame le Tonitruant.
On se déploie dare-dare derrière le groupe composé en fin de compte de trois personnages. Le président reste flanqué de deux gardes du corps athlétiques et souples comme des danseurs de jazz. Il va, d’une démarche lourde de quinquagénaire ankylosé par une longue inaction, en roulant somptueusement les épaules. Les formalités d’embarquement et douanières s’effectuent sans dommage.
Une fois dans la salle des départs, je me mets à défrimer les autres passagers. Peut-être un meurtrier se tient-il aux aguets parmi ces petits groupes vautrés sur les banquettes ? Cependant, j’imagine mal qu’un coup de main (et à plus forte raison, de pétard) puisse se produire dans ce local clos cerné par les douaniers. Dans l’avion également une action brutale est improbable, à moins que l’appareil ne soit intercepté ? C’est un sport tellement pratiqué, de nos jours. Autrefois on jugeait les gens pour détournement de mineur, à présent c’est pour détournement d’avion. N’importe qui, avec le moindre couteau, voire un pistolet-briquet, peut se payer une balade autour du monde en superjet, avec champagne-caviar et hôtesse sur les genoux. Jadis les forbans se mettaient à trois ou quatre au moins pour arraisonner une diligence occupée par une demi-douzaine de pégreleux. Aujourd’hui, un gamin ayant un Eurêka à fléchettes, le sens de l’humour et le goût des tribulations s’empare d’un équipage et de cent passagers plus facilement que d’un vélo. Dans le fond c’est plutôt joyce, non ? Ça met l’aventure à la portée des petits artisans.
À l’heure prévue, les établissements Swiss-Air nous invitent à gagner le bord derrière le popotin onduleur d’une belle blonde dont la chute de reins est tellement fascinante qu’on la suivrait à pied jusqu’à Venise.
— Attention, mes braves, lâché-je à mes archers au moment de débouler sur le terrain, surveillez bien les bâtiments de l’aéroport, des fois qu’un dégourdi se tiendrait embusqué dans des cagoinces avec un crache-pralines à bésicles.
Je viens de comprendre que ce cheminement jusqu’à l’avion, sur les pistes de ciment, peut être critique. Le général Savakoussikoussa devient une cible surchoix. Quoi de plus fastoche pour un flingueur que guetter depuis un local désaffecté quelconque ? C’est même la solution idéale pour un type chargé de liquider notre homme.
Dans le fracas des réacteurs, le bruit des détonations ne serait pas perceptible et, avant qu’on puisse déterminer le point de tir, l’agresseur aurait largement le temps de vider les lieux après son chargeur.
D’instinct je marche à reculons, faisant des signes vers les terrasses, comme si je les adressais à quelqu’un. Il y a un fourmillement, tout là-haut. Le soleil joue dans les mille fenêtres et sur les armatures métallisées, transformant l’aéroport en un gigantesque bloc uniforme. « Mon petit San-A, me dis-je avec cette tendre familiarité que je ne réserve qu’à moi, si un malin foudroie l’ami Savakoussikoussa, tu auras beau battre le record du monde du quatre cents mètres, tu n’arriveras jamais à temps pour retapisser l’assassin. Conclusion, il vaut mieux protéger le bonhomme. »
Là-dessus je presse le pas pour me plaquer positivement contre le président. Heureusement il est courtaud et je suis grand. Pour l’atteindre, il faudrait me transpercer auparavant, ce qui serait fort dommage, je ne vous le fais pas dire.
Nous arrivons sans le moindre encombre à la passerelle située à l’avant de l’appareil. Pendant dix secondes, Savakoussikoussa[1] va se trouver absolument à découvert. Mon palpitant désordonne. Je compte les degrés. Un… deux… trois… Et cette pomme qui stoppe au milieu de l’escadrin, et qui, en bon politicard qu’il est resté, soucieux de jouir d’un piédestal, se retourne pour dominer les voyageurs. Il retrouve un mouvement instinctif de toréador « brindant » à la foule. Ça tient du salut romain et du geste de bienvenue.
Je me dis qu’un gros fruit rouge va soudain mûrir sur le plastron de sa chemise largement offert aux Ravaillac éventuels.
— … Cinq, six… sept…
Hop ! il a disparu, englouti par la bouche noire de l’avion. Je respire. Toujours ça de gagné.
Une des importances de la vie, c’est de reculer les moments fatals.
Une fois dans le zinc, il chique les vedettes modestes, le président. S’affuble de lunettes blanches (les Blancs mettent des lunettes noires) et prend l’air absent du type important qui consent à se frotter un moment au commun des mortels. Il accepte un gorgeon de champ’, le siffle à l’Eric Von Stroheim et se met à tapoter le hublot au moyen d’une espèce de stick dont le pommeau d’ivoire représente une main. Sceptre ou grattoir ? Les deux peut-être ! Combien de souverains, jadis, ont dû se paniquer le morpion avec l’emblème de leur puissance ?