— Tout a bien marché ? s’inquiète-t-il.
— No problème, président ! La preuve : je suis là avec mon zinc.
— Allons, tant mieux, faisons vite ! Si mon personnel fait défaut, j’ai en revanche un invité.
Il me désigne du menton pour éviter de se mettre le doigt dans l’œil.
— Un invité qu’il faudra attacher solidement sur son siège, ajoute-t-il.
Ce qui est fait en un temps et trois ou quatre mouvements, le pilote étant le genre de mec que rien n’étonne et qui obéit aux ordres avant de se demander pourquoi on les lui donne.
Peu après mon saucissonnage, le président prend congé du gros mec au canot rapide et va se placer à côté du pilote. Les pales de l’Howaryouverywellthankyou X 14 commencent leur rotation. Celle-ci est balourde au début, mais vite elle s’accentue et l’immense vrille se met à pivoter aussi rapidement qu’un derviche que j’ai connu et qui était tourneur chez Renault. L’appareil s’allège, s’arrache et se balance un moment. Tout à coup, le canot paraît minuscule, et lilliputien son conducteur. L’hélicoptère démarre vers le large, un peu de profil, comme s’il était happé par une tornade. L’îlot rocailleux s’anéantit. Reste plus au-dessous de nous que la Méditerranée pareille à un énorme poisson aux écailles de nacre.
J’essaie de voir les pales, malgré leur vitesse de rotation. Impossible. Il ne subsiste d’elles qu’un frisson entre la lune et moi. Drôle d’appareil quand on y pense, dont l’hélice assure à la fois la sustentation et la translation. Je me dis : « Mec, t’es accroché à un ventilateur. Si une goupille claque, tu dégringoles en tire-bouchon. » Je n’arrive pas à éprouver la moindre angoisse. Ma frousse de la plage s’est dissipée ; à présent je me sens d’attaque. La fatigue vient me chercher, bienfaisante comme un bain tiède. Chose curieuse, au lieu de neutraliser mon énergie, elle la stimule. Je trouve la situation plutôt farce, nonobstant les cadavres qui la jalonnent. Sacré président Savakoussikoussa ! En voilà un qui cache admirablement son jeu. C’est en contemplant les bourrelets de sa nuque replète que je m’endors, d’un sommeil totalement consenti. Ligoté à mon siège, que puis-je faire d’autre ? Mieux vaut donc réparer mes forces pour affronter les lendemains mystérieux.
Quand je me réveille, il fait encore nuit, mais on sent des projets d’aurore au fond du ciel. Notre appareil est posé sur une plage. J’en écrasais tellement que je n’ai pas senti l’atterrissage. Deux types en costume de velours usagé suent comme des galériens à pomper avec une pompe à main le contenu de deux fûts métalliques pour le faire passer dans le réservoir de l’Howaryouverywellthankyou X 14.
— Fichtre, me dis-je en aparté, car je suis poli avec moi-même, nous ne sommes donc point encore arrivés puisqu’on se ravitaille !
Penché sur son moteur, le pilote se crible la frime de taches de rousseur supplémentaires à tripoter des choses huileuses. Quant au président Savakoussikoussa, il fume un cigare sur la plage, en faisant les cent pas pour se dégourdir les fumerons. Entre nous soit dit, je l’imiterais volontiers car me voilà plus ankylosé qu’un bâton de maréchal conservé dans du formol. Que diantre manigance-t-il, l’ex-maître du Kuwa ? Assez diabolique dans son genre ! Je devine qu’il est le cerveau d’une machiavélique conspiration. Depuis des années, dans sa retraite vaudoise, il a tissé sa toile, patiemment. Tout a été calculé, préparé, minuté même. Je ne puis m’empêcher d’admirer son sang-froid, sa totale maîtrise de soi. Un chef, quoi ! La manière dont il a joué les balourds lorsque Béru l’a reconnu. Son maintien emprunté, chez Alcalivolati… La manière dont il a su se travestir en rombière… C’est bath, au fond, un client de cette classe.
Le plein est terminé. Le pilote attrique un passif de banquenottes made in la banca d’Italia aux deux plouques en côtelé malade.
On repart.
À peine sommes-nous à l’altitude de croisière que j’aperçois le jour, là où il doit se lever, dans des apothéoses pourpres soulignées de bleu. Y a même un petit nuage de Chantilly sur le gâteau pour le rendre tricolore. Vive la France, c’est de bon augure !
M’est avis, les z’enfants, qu’on vient de ravitailler en Sicile. À notre position par rapport à celle du soleil levant je le devine. Et puis ces salines, au bord de la mer, tout là-bas, sur la droite, ne sont-elles pas celles de Trapani ?
Bon, si je trace, par la pensée, une droite Quebellacoda-Trapani et que j’oblique ensuite vers le sud-ouest, je suis prêt à vous parier une poignée de main contre une poignée de cercueil en argent nickelé que je vais me poser en Tunisie. J’imagine guère que notre moulin à vent puisse aller plus loin. C’est déjà une belle croisière pour un hélicoptère, tous les spécialistes vous le confirmeront s’ils ne veulent pas prendre ma main sur la bouille.
Je redors.
C’est tellement bath, ces palmiers, ces rochers rouges, ce soleil sur la mer verte, que je me dis que j’aime bien la vie, même quand je suis attaché depuis des flopées d’heures au siège d’un hélicoptère. Mes ronflettes m’ont rendu tout mon tonus et je sens que si on m’apportait une omelette au lard ou une assiettée de jambon de pays (peu importe lequel) je deviendrais le cousin germain à Superman.
On se pose dans des splendeurs végétales. Une sylve, mes très chers, comme j’en ai encore rarement vu. C’est admirablement composé par le Créateur. En voilà Un, tiens donc, les paysagistes peuvent courir pour Lui faire la pige.
On se pose moelleux. Le moteur s’arrête tandis que les pales renaissent de leur tourbillon et ventilent la nature dont les herbes se couchent.
Le pilote pousse un profond soupir avant de dégrafer sa ceinture.
— Well ! well ! well ! well ! dit-il en s’étirant.
Par mon hublot, je vois accourir quelques Arabes ; preuve que je ne me suis pas trompé. Bien que l’hélice soit à deux mètres de leur tronche, ils se cassent en deux pour approcher l’appareil. Quand le président ouvre la porte, de son côté, les autochtones lèvent les deux bras en signe de victoire et hurlent « Vive le président Savakoussikoussa ».
Pattemouille répond d’un geste romain (il a appris pendant sa halte dans la cité des papes). Puis il murmure quelque chose à l’oreille du pilote, lequel vient à moi, un couteau à la main. Il a des yeux de lapin russe, le pauvre. Faut dire aussi que c’est de l’exploit, driver un Howaryouverywellthankyou X 14 toute une nuit ! Vous le feriez, vous ? Mes quenouilles, oui ! Bien trop couards !
D’un geste très assuré (par la Bâloise-vie) il tranche mes liens.
— Ne bougez pas encore, garçon ! me dit-il.
Il prend dans une poche de sa combinaison une petite tablette d’ébonite et un rouleau de sparadrap.
— Posez votre veste ! Relevez votre chemise !
Un peu ahuri, j’obtempère. Césarin me plaque alors sa tablette dans le dos, à gauche de la colonne vertébrale, et la maintient fixée à mon torse grâce à la bande adhésive.
— En somme, lui dis-je, ça consiste en quoi ?
Il souffle fort par le nez et ses mains tremblent de fatigue.
— Momento, boy ! dit-il.
Lorsqu’il en a terminé avec sa curieuse opération, il s’assied sur l’accoudoir de mon siège et s’éponge le front d’un revers de manche.
– Écoutez bien ça, vieux : à partir de maintenant, vous allez faire exactement tout ce que vous commandera le président. O.K. ? Sinon il n’aura qu’à appuyer sur la petite pile qu’il a dans sa poche pour que vous tombiez raide mort dans la poussière ; vous voyez ce que je veux dire ?