De mon pouce secoué par-dessus mon épaule, je désigne approximativement le petit appareil.
– À cause de votre bidule ?
— Tout juste. Il est commandé par ondes courtes. Un déclic et votre cœur s’arrête de battre comme un idiot. Si vous ne me croyez pas, faites l’expérience, seulement vous n’aurez guère le temps d’admirer les merveilles de la technique… À présent, refringuez-vous et descendez rejoindre le président ! Vous ne devrez vous étonner de rien, boy. Juste répondre « amen » à tout ce qu’il dira. Pensez bien à la petite centrale qu’il a dans sa poche, et priez le Seigneur pour qu’il ne fasse pas un faux pas ni un geste brusque, car son… bidule, à lui, est aussi sensible que le vôtre. Allez, vite, hors, hue go[7] !
Plus ou moins bien relingé, et les gestes en pâte de fruit, je m’avance vers la sortie.
CHAPITRE 11
Les Arabes qui entourent le président et le congratulent sont riches, puisqu’ils sont gras. Des notables ! Y a du moelleux dans leurs mouvements et ils se tiennent debout avec les jambes écartées, comme les gens qui possèdent une bedaine et qui en sont fiers.
Lorsque je surgis du coléoptère, un silence se fait.
— Messieurs, déclare Savakoussikoussa en me désignant, je vous présente le commissaire San-Antonio, le plus précieux de mes collaborateurs ! Il a quitté la police française pour se consacrer à ma cause.
Tous les assistants applaudissent. Le plus gras, le plus gris, le plus vioque s’approche de moi, la main tendue. Il a une courbette façon cour de Louis XV améliorée Habib et déclame :
— Honneur à vous qui combattez pour une juste cause. Que les grâces d’Allah s’étendent sur votre tête et qu’elles comblent votre descendance jusqu’à la trente-cinquième génération incluse.
Je bredouille des « merci » abasourdis.
Notant que le citoyen Savakoussikoussa conserve farouchement la main dans sa poche et me défrime d’un air éloquent, je deviens volubile et ajoute que je suis fier et heureux de l’accueil qui m’est réservé, que je ne suis qu’un modeste ver de terre en comparaison du président, dont la gloire et les mérites sont aux miens ce que le Kilimandjaro est à la termitière que j’aperçois entre les arbousiers.
Applaudissements nourris (au couscous).
Le chef notable nous entraîne vers le fond de l’esplanade où des espèces de militaires habillés en soldats forment une haie d’honneur. Il y a une musique à base de fifres et de tambours. Un officier dont les galons grimpent jusque sous les épaulettes met sabre au clair en hurlant :
— Ouvrez le ban !
Satisfaction lui est donnée. Après quoi le drapeau s’incline à quatre-vingt-quinze degrés et la fanfare attaque Si tu n’en veux pas, je la remets dans ma gandoura.
Tandis que nous restons au garde-à-vous devant le pavillon, des photographes que je n’avais point encore aperçus, s’activent pour nous flasher sur toutes les coutures.
— C’est pour le Petit Tunisien Libéré ? soufflé-je à l’oreille du président.
Ce dernier répond, du coin de la bouche.
— Quelle sotte idée ! Vous vous croyez donc en Tunisie ?
— D’après mes petites estimations, oui.
— Vous feriez un piètre navigateur !
— Eh quoi ! reprends-je, toujours à mi-voix, voudriez-vous me faire croire, Excellence, que nous nous trouvons dans la banlieue de Copenhague ?
La fin de l’altière musique l’empêche de m’affranchir. Les officiels nous entraînent vers un bâtiment de torchis mal torché où un repas nous est servi.
Vous aimez le méchoui, vous ? Moi j’en raffole. Sauf quand on me sert un mouton qui pue le bouc et la pisse d’âne, ce qui est le cas présentement. Pour le respirer c’t animal, croyez-en votre San-A., faut de la santé ! Il aurait eu une crinière, leur bélier, et il aurait fait « miaou » dans un verre de lampe qu’il ne serait pas plus coriace ! Il chlinguerait pas davantage. Reusement que la sauce au piment est là pour vous corroder les muqueuses, vous carboniser les papilles, déguiser cette infection en chalumeau oxhydrique. Le feu purifie. Je m’efforce de becqueter ma barbaque avec les doigts. Vous verriez ce festival de mandibules, mes poules, vous ne toucheriez plus à la bouffe pendant un an et un jour ! Comment qu’ils le décortiquent, l’agneau pascal ! Clap ! Clap ! Rouam, rouam ! Et bizt ! Et flic ! Et floc, même ! Il en vadrouille des lambeaux de gauche et de droite ! La graisse en gerbe ! Oh ! la belle bleue ! Ça pothéose sur la table ! J’en chope dans l’œil ! Dans la tignasse, en plein plastron ! Sur la braguette idem. Des trucs nerveux ! De la peau trop cuite ! Des bouts d’os ! Oh, ces postillons ! Longjumeau, à moi ! Ils causent plus ! Ils briffent et rotent en cadence ! Pour breuvage, du thé ; kifkif la cour d’Angleterre. Pouah ! Moi, à force de piment, je vois rouge ! J’ai un four crématoire à la place du clapoir ! Le tiroir à saucisses qui ébullitionne ! Le tube digestif qui joue Volga en flammes ! Au déboulé, faudra se cramponner, mes braves, et pas oublier de dégager son ventral. Mamma mia ! Ce mouton-là, on a dû l’élever au roquefort, exclusivement ! J’en pleure des larmes fumantes. Je rêve de la blanquette à Félicie ! La manière qu’elle est veloutée, onctueuse, qu’elle vous caresse bien la descente.
Quand enfin ces agapes se terminent, je ne suis plus un homme mais un brasero.
— Vous pensez reprendre la route aujourd’hui, Excellence ? demande le notable number ouane.
— Le plus vite possible, mon cher Ali Ghâtor, rétorque le président. Car, comme l’a dit le prophète, « Il faut battre le frère pendant qu’il est chauve[8]. » À quelle heure la… heu… personne doit-elle arriver ?
— Dans l’après-midi, Excellence.
— Fort bien, en l’attendant, le commissaire San-Antonio et moi allons prendre un peu de repos, car la nuit fut pénible.
— On va vous conduire au salon, Excellence. Mais auparavant voulez-vous me permettre de vous faire une pipe ? ajoute l’aimable vieillard, en désignant une espèce d’alambic qui ressemblerait à un narghilé s’il n’avait pas l’air d’un poumon d’acier dans lequel on aurait installé l’éclairage au butane.
— Sans façon, ami, je ne fume que des havanes de chez Davidoff !
Le salon, en fait, c’est la seconde — et dernière — pièce de la construction. Elle a le mérite d’être fraîche, pénombreuse et garnie de coussins.
Nous voici seuls, le président et bibi. Ouf !
Savakoussikoussa me désigne le coin le plus éloigné de la porte.
— Mettez-vous là, commissaire, et — je vous en conjure — ne tentez rien qui me contraigne à actionner le petit émetteur que vous savez. Ces bonnes gens ne méritent pas que je réponde à leur accueil chaleureux en leur offrant un cadavre.
— Soyez tranquille, président, assuré-je. Cette aventure est trop passionnante pour que je ne la vive pas jusqu’au bout. Mais prenez garde, vous avez une horrible araignée dans les cheveux !
Mon expression horrifiée doit être drôlement bien imitée car Savakoussikoussa tressaille, se penche en avant et se lotionne la coiffe à deux mains pour chasser la bestiole annoncée.
Exactement ce que j’espérais.
Je vous ai déjà raconté que je faisais de la boxe française, au lycée ? Non, jamais ? Alors ça ne doit pas être vrai, car généralement je ne vous cache rien. Peu importe, sachez only que le gars San-A a une détente du pied gauche qui ferait passer un drop-goal à Colombes depuis la place Léon-Blum (ex-Voltaire). J’ai visé la petite fossette qu’il a au menton. La pointe de ma godasse atteint la cible avec une précision à côté de laquelle la meilleure des montres suisses ressemblerait à un cadran solaire. Ça claque comme un morceau de bois sec sur le genou d’un arthritique. Le président choit à la renverse sur une pile de coussins et y demeure immobile ; aussi groggy qu’un tampon buvard.
8
D’accord ! Pourtant, comme me l’écrivait récemment un ministre dont je tairai le nom : « Il vaut mieux un mauvais San-Antonio qu’un bon Mauriac. »