— Pour quelle raison teniez-vous à faire croire qu’on vous avait enlevé ?
Il a un petit sourire vaguement apitoyé.
— Voyons, pour dérouter l’adversaire.
— Vous avez agi avec la complicité de Francesca Fumaga ?
— C’est cela, dit-il en accentuant son sourire car j’ai cessé de manipuler le déclencheur.
— Pourtant, elle vous a trahi !
— En quoi faisant ?
— En prévenant les services secrets français de ce qui se tramait !
Savakoussikoussa a un geste en chasse-mouches[10].
Du coup, je suis aussi désarçonné qu’un jockey dont le bourrin refuse au dernier moment de sauter la rivière des tribunes.
— En vérité ! me récrié-je, très vieille France, incrédule (car la vieille France ne croit qu’en Dieu). Expliquez-vous, président !
Mais il s’opère une diversion inattendue (du moins de moi). La tenture servant de porte s’écarte brusquement et une gonzesse pénètre dans le local en clamant :
— Où est-il ce foutu fainéant !
Cette nana, mes chers barons, j’aime mieux vous en causer sans plus attendre pendant qu’il me reste un peu de salive car, dans dix secondes, je serai déshydraté.
Elle est âgée de trente-cinq ou trente-huit ans (faudrait que j’examine sa denture, pour pouvoir préciser). Elle est blond pâle, avec des cheveux qui lui tombent sur les épaules. Un regard myosotis, qu’on n’est effectivement pas près d’oublier, des formes placées là où elles conviennent le mieux et un air à la fois sauvage et voluptueux qui vous pince illico le glandulaire. Elle porte un pantalon de toile blanche, genre jodhpur, qui parachève sa silhouette ; une chemise d’homme bleu délavé, et elle tient sa veste sur son épaule, d’un doigt en crochet.
— Salut, Bamboula ! lance-t-elle au président, on m’avait dit que vous dormiez !
— Oh ! Anabelle ! roucoule le ci-devant leader du Kuwa.
Il attrape sa paluche libre pour y déposer un baisemain très Régence.
Tandis qu’il lui gloutonne les cartilages, l’arrivante m’examine d’un œil précis, non dépourvu de complaisance.
Lorsque le président la lâche, elle s’approche de moi.
– À qui ai-je l’honneur ? demande l’amazone.
— Commissaire San-Antonio, pour vous servir, jolie personne !
La gosse a un petit sourire froid.
— Ils ne sont pas mal réussis, les flics, cette année.
— Merci !
La prénommée Anabelle se jette, en croix de saint André, sur des coussins.
— Ouf ! quelle chaleur. Tout s’est bien passé, Bamboula ?
— D’un côté, oui. D’un autre, non ! répond le président.
Elle sort une cigarette froissée de la poche de sa veste et la lisse longuement entre ses doigts.
— Racontez ce qui n’a pas gazé, vieux, nous gagnerons du temps.
— J’ai perdu la plus grande partie de mes effectifs, révèle Savakoussikoussa ; mais il y a pire : le commissaire, ici présent, m’a joué un tour de cochon. Vous avez vu ce qu’il tient dans ses mains ?
Elle penche la tête en avant. Moi, pas cachottier pour trois francs, je lui montre le déclencheur. Anabelle paraît savoir de quoi il retourne car elle interroge :
— Et la plaquette ?
— Dans mon dos, répond piteusement le président.
La merveilleuse blonde éclate d’un rire qui ne s’arrête que dans l’antichambre de l’hystérie.
— Mon pauvre Bamboula, pouffe-t-elle, vous avez beau lire Gide et fomenter de savants complots, vous n’êtes au fond qu’un enfoiré de bougnoule !
— C’est cruel ! soupire Magloire.
— Comme le sont parfois certaines vérités, déclare-t-elle en reprenant à la fois son sérieux et son fume-cigarette.
Ce dernier mesure au moins quinze centimètres. Il est en ambre bagué d’or rouge. Elle le glisse entre ses magnifiques lèvres vierges de rouge, sans avoir introduit sa cigarette à l’autre extrémité du délicat tuyau.
— Commissaire, me dit-elle, ne jouez pas les James Bond, j’ai horreur de ça. Rendez plutôt son gadget au gros nigaud de président.
— Je regrette, ma jolie madame, réponds-je, mais ça n’est pas ma semaine de bonté. Je suis ravi d’avoir connu ce coin de Libye où j’ai eu l’agrément de manger un mouton qui avait le goût de lion, seulement j’en ai assez de ce micmac.
Le regard myosotis ne me lâche pas. Y a comme un cerne mauve autour.
— Rendez ce foutu machin, sinon vous allez la sentir passer, mon vieux !
— Ah oui ?
— Vous voyez ce fume-cigarette, Antonio ?
— San-Antonio ! rectifié-je. Et alors ? Il est à vendre ?
— En réalité, ça n’est pas un fume-cigarette mais une petite sarbacane.
— Sans blague !
— Dont je sais admirablement me servir. Comme vous n’avez pas l’air abruti, je suis certaine que vous avez déjà saisi !
— Il contient une petite fléchette au curare que vous pouvez me planter dans la viande au moindre geste malencontreux et qui me paralysera avant de me faire trépasser dans d’atroces souffrances ?
— Dix sur dix, beau limier ! Maintenant redonnez son joujou à Magloire, j’en ai ma claque de sa gueule en détresse !
J’hésite.
— J’attends ! grince-t-elle.
En v’là une qui commence à me détartrer la prostate avec ses manières de ravissant dragon.
– Écoute, ma poule, lui dis-je, il va falloir changer de ton avec moi si tu veux qu’on vive une belle histoire d’amour et qu’on ait beaucoup d’enfants. Suppose qu’on se fâche de part et d’autre, ça donnera quoi ? Deux morts à tes pieds. Merde, t’attends pas après deux descentes de lit, je suppose.
Ma diatribe, et plus encore l’intonation que j’y mets, paraissent lui en imposer quelque peu ; plus exactement lui donner à réfléchir.
— Allez débarrasser Magloire de sa plaquette, il claque tellement des dents qu’on croirait un solo de castagnettes. Ce sera la première phase de l’opération.
Elle me regarde encore, avec un peu plus d’intérêt, dirait-on, puis elle se décide à obtempérer.
— Maintenant posez-la sur le sol, chérie.
Elle se conforme.
— Bon, fais-je, et voici la seconde phase !
Je jette alors le déclencheur à mes pieds et l’anéantis à coups de talon.
Savakoussikoussa a un geste de fureur. La désolation se peint sur sa face luisante.
— Ben quoi, faut savoir ce que vous voulez, mon pote, maugréé-je, y a un instant ce truc vous faisait mourir de trouille, et maintenant qu’il est détruit, vous voudriez lui faire des funérailles nationales.
Anabelle se marre.
D’un geste caressant elle introduit sa cigarette dans la pseudo-sarbacane, l’allume et tire une goulée voluptueuse.
— Je vous ai bien eu, je crois ? dit-elle à travers sa fumée.
— C’est vrai, admets-je ; à charge de revanche, beauté !
CHAPITRE 12
Ils font le point, ce qui me passionne ; bien qu’en fait je n’y puise pas des enseignements très lumineux.
— Vous avez perdu la majorité de vos objectifs, disiez-vous, Bamboula ? demande Anabelle qui a repris une pose languissante sur les coussins.
La sueur dessine deux demi-cercles plus foncés sous ses bras et une odeur légèrement opiacée émane d’elle. Un bath morcif pour un connaisseur aussi éclairé que votre serviteur. Une chienne de classe. Tout est sexy sur elle : son parfum, ses formes et son regard surtout. Ces yeux qui bravent et provoquent. Le côté « Viens par ici, que je te fasse ta fête, si t’as pas un tempérament de nouille ». J’aime ! Pas toujours, mais de temps à autre ça vous réveille les vigueurs secrètes, celles qui roupillent dans des replis et qu’on déballe pour les grandes occases, comme on sort le triangle de panne en cas de coup dur.