— Figurez-vous que j’ai dû abattre les frères Haidékomssa au moment de mon soi-disant kidnapping.
— Vous ! s’exclame Anabelle, les dents serrées sur l’ambre du fume (c’est du belge)-cigarette.
— De mes propres mains, ma chère. Ces deux bons crétins ont été saisis de panique à cause de la présence, dans la maison, du commissaire et de ses compères. Ils voulaient que je sursoie, alors que tout était si minutieusement orchestré. Comme ils s’affalaient et risquaient de compromettre notre plan, j’ai vu rouge et les ai sacrifiés.
Savakoussikoussa soupire :
— Ils me manqueront.
— Des pleutres ne font jamais défaut, objecte l’amazone blonde (dont j’aimerais remonter la source, soit dit entre nous, au passage et manière de causer).
— Vous avez bien fait de vous débarrasser de gens timorés, au seuil d’une pareille aventure.
— La vie en Suisse les a amollis, soupire le président. Trop de fendant, de siestes, et de minutes œcubénites à la radio. Dans le fond, ils rêvaient que notre exil ne finisse jamais.
— Et les autres chers disparus ?
Il secoue la tête.
— Francesca !
Elle bondit :
— Quoi !
Et moi, en écho muet (si l’on ose dire, mais j’ose), de répéter dans mon in petto grand sport : « Quoi ! ». Car enfin comment sait-il, Magloire, que la sombre Italienne est décédée ? Il s’est barré, par la fenêtre, aidé du gus qui l’attendait. Ensuite il n’a eu que le temps de retrouver ses complices, de se déguiser en bergère et d’aller prendre l’avion…
— Que lui est-il arrivé ? s’informe Anabelle[11].
Ma Walkyrie (dont je souhaite devenir l’Odin) en a ôté son fume-sèche. La fumasse lui sort des naseaux à petites exhalaisons rectilignes.
Je guette la réponse de Savakoussikoussa. Ce dernier (qui n’est pas le premier venu) me désigne du pouce.
— Le commissaire serait plus qualifié que moi pour vous renseigner. Elle aurait été, paraît-il, réduite en charpie par la vieille gouvernante devenue folle. Un peu rocambolesque, non ? Qu’en dites-vous, monsieur San-Antonio ?
— Vous n’avez pu apprendre la chose par la presse, soupiré-je, et je ne pense pas non plus que vous eûtes la possibilité d’écouter la radio. Comment donc êtes-vous au courant de ce triste fait divers ?
L’ex-homme d’État a un air triomphant :
— Ce qui a fait la fortune de Richelieu, c’était son service de renseignements, mon bon ami. Le mien fonctionne très bien, et me laisse espérer un avenir triomphal.
— Les autres morts ? coupe Anabelle, qu’on sent pressée de faire le point.
— Bertrand et Jasmin. Le commissaire me les a abattus d’autant plus facilement qu’ils avaient reçu l’ordre de le prendre vivant.
— Légitime défense, Magloire ! je lui riposte. Vos porte-flingues venaient d’abattre à bout portant mon chauffeur et me menaçaient de leurs armes.
Anabelle a un geste en chasse-libellules[12].
— Dites donc, Bamboula, si l’on excepte Amédée Bû et Grégoire Situtenfou, il ne nous reste pas grand monde sous la main.
– À qui le dites-vous, ma chère ! grommelle Savakoussikoussa[13]. D’autant plus qu’ils ne pourront nous rejoindre avant un certain temps, pour la raison que vous savez !
– Ça a collé de ce côté-là ?
— Du velours !
— Tant mieux…
Un silence s’établit, dont chacun profite pour se faire une idée concise de la situation. Moi, ce qui me turluzobe[14] le plus dans cette béchamel italo-africaine, chers z’amis, c’est le rôle que j’y joue.
Alors, quoi ? C’est devenu de l’article de bas art, votre San-A ? De l’objet utilitaire qu’on acquiert comme on achète trente centimètres de chipolata ? J’en ai ma claque de borniquer ! De faire le lavedu de service ! La crêpe Suzette baladeuse ! De m’élancer fougueusement sur un sentier de la guerre plein de chausse-trapes et de miroirs déformants. Je vous parie une vache pleine contre une dame bréhaigne qu’il se prépare de choses pas décorticables pour bientôt ! Il va en traverser de sévères, le commissaire ! Des saladeries monstres ! Je les devine ! Les vois se profiler dans les brouillards du futur. Des coups fumants, pas racontables (mais que je vous bonnirai pourtant, moyennant le prix modique que vous savez). Des exploits qu’un escargot en grincerait des dents ! Va me falloir des ressources thermales, mes gros gorets ! Enfin, qui, vivra verrat, comme disait une petite truie qui ressemblait à votre frangine. L’essentiel est que ça ne finisse pas en eau de boudin, pas vrai ?
— On peut câbler, d’ici, je suppose ? demande brusquement Anabelle.
— Sans doute !
— Très bien, je vais adresser un message à Chtrômlatznerfishkleissmann[15] pour lui demander des renforts. C’est un recruteur merveilleux. Il n’est pas un forban au monde qui ne soit dûment répertorié par son agence. Il nous faudrait au moins trois hommes décidés, n’est-ce pas, Maggi ?
Elle l’appelle plus Bamboula, brusquement. Maggi ! Diminutif de Magloire. L’humain est un animal bizarre. Si je vous avouais que l’emploi par Anabelle de ce diminutif ridicule me distille dans le cœur quelque chose qui ressemble à de la jalousie.
La belle souffle dans sa fausse sarbacane. Dérisoire fléchette, le mégot incandescent trajecte dans la pièce et va se poser sur un coussin.
— Inutile de foutre le feu chez nos aimables hôtes, ronchonne Savakoussikoussa en allant retirer le coussin.
C’est justement celui qui recouvrait le cadavre du chat. Un léger ronron se fait entendre, et l’animal que j’avais jugé dûment occis surgit en miaulassant. Pas rancuneux pour trois fèves, le voici qui revient frotter ses pupuces contre mon pantalon. Je le caresse tendrement. Cette bête ressuscitée m’apprend deux choses intéressantes : la bande au président ne veut pas du tout ma mort, puisque leur gadget se contentait de flanquer les usagers en léthargie pour un temps assez court. Et deuxio, Savakoussikoussa est un petit douillet que la perspective d’un électrochoc déguise en diarrhée verte. Bon à savoir tout ça !
— Charmante personne, n’est-ce pas ? je lance à mon compagnon quand la jeune femme est sortie.
— Exquise ! répond le Noir.
— S’il n’est pas indiscret… C’est votre maîtresse ?
Il secoue la tête.
— Je ne pense pas qu’elle ait jamais été la maîtresse d’un homme, du moins telle qu’on l’entend. Elle prend des mâles, comme elle prend des repas : pour satisfaire un besoin corporel.
Il cause bien, le Noirpiot. L’a dû s’abonner à l’École Universelle depuis l’époque ont il épluchait des patates sous la houlette du sergent Bérurier.
— Je parie que vous avez votre bac, Magloire ?
La question le flatte et le décontenance. Il a une moue amusée.
— Je suis licencié ès lettres, commissaire.
— Compliments. C’est beau pour un autodidacte !
— Pfoff, je n’ai pas grand mérite, c’est le comte Alcalivolati qui m’a offert le diplôme après que nous eûmes investi la faculté de Kikadissa. Il l’a rempli lui-même et l’a fait signer par le recteur avant de lui brûler la cervelle. « Cela fera bien dans votre biographie, m’a-t-il dit. Et ça mettra les diplomates étrangers en confiance. »
— Ce diable de comte a joué un grand rôle dans votre carrière, somme toute ?
11
En général, Anabelle s’écrie avec deux « n ». Mais ce livre étant fort copieux, j’essaie de comprimer.
12
J’ai beau aimer, je ne vais pas toujours vous sortir le geste en chasse-mouches ! Ce serait courir à la sclérose !
15
Elle a prononcé ce nom si rapidement que je n’ai pu me rendre compte s’il fallait un accent circonflexe ou bien un tréma sur le « o ». J’ai opté pour l’accent circonflexe afin de le franciser un peu.