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— Un très grand rôle, admet le président. Je dois à la vérité historique (là, il tousse et prend cet air recueilli qu’ont les hommes politiques pour parler d’eux-mêmes) de dire qu’il fut la clé de voûte de mon ascension au pouvoir. C’était un homme de fer avec une voix de velours dans un gant de crin, comme l’on dit. Ses décisions hardies, sa vitesse d’exécution, son sens du coup de main lui ont valu des victoires éclair. En guérilla, c’est la vitesse et le culot qui constituent le nerf de la guerre.

Après ce vibrant hommage, doublé d’une profession de foi, Savakoussikoussa allume un havane.

— Cher grand Magloire, je fais, si ce remarquable Vénitien fut votre ange gardien, comment se fait-il que vous l’ayez laissé croupir dans son palais pourri, comme un cloporte ? Il finit tristement sa vie mouvementée dans l’enlisement et la misère ; pour vous la reconnaissance n’est donc qu’un vain mot ?

Le président grisit.

— Entendez-vous suppléer ma conscience, San-Antonio ? Ça n’est ni le moment ni l’endroit.

La voix a du mordant, le ton est sec comme la poignée de main qu’échangent un président de la république sortant et un président de la république rentrant. M’est avis, mes petits invertébrés, que je viens de commettre un impair de taille (ce qui ne vaut pas un impair de couilles). Juste au moment que l’atmosphère se détendait entre nous, s’humanisait. Qu’on glissait vers les sympathies chuchoteuses…

Très vite je lui bonnis un délicieux sourire humide comme une jeune fille écoutant chanter Bob dit l’âne.

— Ne vous fâchez pas, Excellence. Seulement je commence à vous connaître, par conséquent à vous apprécier et je sais que chez vous, rien n’est laissé au hasard. Vous êtes, je l’avoue spontanément, quoi que vous m’ayez fait, l’une des plus fortes, des plus singulières personnalités de ce temps. Vous avez déjà acquis droit de cité dans l’Histoire, il vous reste à entrer dans la Légende. Ce siècle qui aura fait De Gaulle aura engendré aussi Magloire Savakoussikoussa. Dans l’avenir, de même qu’on appelle le XVIIe siècle le grand siècle, on appellera le nôtre, le siècle des deux grands consacrés. Nulle tombe, aucun mausolée, pas un panthéon ne seront dignes d’accueillir vos augustes dépouilles, le jour où vous aurez rappelé. Dieu à vous ! La seule sépulture qui soit digne de vous, mes Illustres, c’est la satellisation pure et simple. Le cosmos sera votre tombeau ! Vous tournerez autour de cette Terre sanctifiée par vos existences, comme la Lune, mes Héros, comme la Lune. Et je pressens le jour où, lorsque vous passerez, tout là-haut, dans l’azur, les pieds en flèche et les petits doigts sur la couture de vos augustes pantalons, à la verticale de Paris ou de Kikadissa, les gens régleront leurs montres en murmurant « Tiens, il est déjà midi ».

Je me tais, à bout de souffle. Le président rêvasse un peu, charmé par les perspectives que je viens de développer avec tant de brio.

— Merci, commissaire, dit-il, vous êtes bien aimable.

Comprenant que j’ai refait dans son estime le chemin perdu, je me risque :

— Excellence, puisque nous sommes entre nous, dites-moi donc ce que vous attendez de ma modeste personne.

Le v’là qui refait surface, largue les extases majestueuses et statuaires de l’avenir tout bruissant d’étendards pour émerger dans le délicat présent aux incertitudes préoccupantes.

— J’attends beaucoup de choses de vous, mon cher commissaire. Mais vous les connaîtrez en temps voulu.

Comme pour mettre un point un tant soit peu final à notre entretien, le pilote de l’hélicoptère surgit, coltinant une grosse valise de cuir.

Il a les cheveux en broussaille, la barbe hirsute, les yeux brouillés aux truffes et il bâille à vous en montrer son hypertrophie du foie.

— Bien récupéré, Stockburne ? s’informe le président.

— C’est pas la grande cure, mais enfin ça va mieux, déclare l’Américain. Vous ne savez pas où je peux trouver une bouteille de bourbon dans ce foutu pays archisec ?

— Demandez à Ali Gathôr !

Pendant cet échange de vues, le Ricain ouvre la valoche. Il en sort deux chemises kaki, deux shorts beiges, deux casquettes ornées, l’une de feuilles de chêne, l’autre de feuilles de sapin. Dans le fond de la valise, se trouve une espèce de sceptre à manche d’or terminé par une petite main d’ivoire dont le pouce est glissé entre l’index et le médius pour former un signe d’esprit plutôt phallique.

— Habillons-nous ! ordonne le président en commençant par coiffer la casquette aux feuilles de chêne.

— Comment, moi aussi !

— Naturellement. D’ailleurs vous serez mieux dans cette tenue légère qu’avec vos vêtements de ville.

Sur sa limouille, à lui, y a des épaulettes cloutées d’or et, au revers de la poche gauche, l’insigne en diamant du parti Podzob fondé par Savakoussikoussa, lequel insigne représente une banane dressée entre deux oranges.

Dans ce mini-uniforme, il a fière allure, le président. Le voilà redevenu général. Et comment que l’habit fait le moine ! J’en ai connu des généraux, bien vioques, bien ventrus, pattus, mirauds, podagres, éléphantesques. Sitôt qu’ils enfilaient leur vareuse (qu’est-ce qu’ils pouvaient enfiler d’autre ?) et coiffaient leur kibour, ils redevenaient corps d’armée ! Instantanément. Ils avaient beau rater la marche, oublier de dégrafer leur ceinture avant de sauter de l’hélicoptère qui les conduisait aux manœuvres ! Guerriers ils étaient redevenus. Magique ! Une visière de cuir bouilli, une bande au futal, quelques étoiles, des boutons d’or ! Garde à vous ! Garde à nous aussi ! Terribles ! Parés ! Le coup d’État à portée de main ! Le peloton dans la giberne ! En avant archet que disent les pontonniers. Un foutre de guerre ! Un wagon-foudre ! Et l’Intendance qui processionne ! Le Q.G. mon Q ! Toute la noce fantassine, les gars qui se la marinent, les vol-au-vent, les financiers, les charres de Dassault, le vroumzz de la petite Apocalypse de campagne. Et la musique de l’hagarde ! Z’enfants de la putride ! Légion étrange ! Deuxième, troisième, centième burlingue ! Gueules de vaches ! Boucliers de sapeur ! Téléspectateurs en premières (et en 819) lignes. Merci, papa, merci, maman ! Vive ! Vive ! qu’ils crient, tous les zéberlués, les empafés, les sacrifiés ! Vive ! Mon œil ! Meurs ! Meurs !

— Venez, San-Antonio. Vous le surveillez à distance, Stockburne ! recommande le général.

— Of course, général, d’ailleurs que pourrait-il tenter ici ? Ce serait folie, n’est-ce pas, boy ?

— Et comment, mon pote ! Et puis, pour une fois que j’ai l’occasion de me déguiser, tu penses bien que je ne vais pas l’abîmer !

Nous sortons dans la lumière impitoyable. Ça crame méchant ! Tu parles d’une étuve !

Les photographes de tout à l’heure sont là, dans le bout d’ombre d’un auvent (autant en apporte l’auvent) qui se regardent transpirer.

— Mettez-vous là, Excellence ! fait l’un. On aura les bâtiments, en fond, ce sera mieux.

Ils nous disposent à leur gré. On se laisse tripoter, le général-président et moué. Dociles.

Fait tellement chaud ! Lui, dans les douceurs de Vevey, il a perdu l’habitude de la rôtissoire, et moi je ne l’ai jamais contractée.

— Tenez-vous au garde-à-vous ! me dit quelqu’un.

J’obéis.

— Saluez !

Je salue !

Alors il se passe un truc pas croyable. Savakoussikoussa se met en face de moi. Il sort une médaille de sa fouille et me l’épingle sur la poitrine tandis que les Kodak cliquettent.

Après quoi, nonobstant la sueur qui me ruisselle sur la devanture, le cher homme me donne l’accolade.