Y a des pommes qui sont devenues gâteuses pour moins que ça.
Vous ne pensez pas ?
CHAPITRE 13
(en espérant qu’il vous portera bonheur)
Moi, des médailles, j’en ai jamais eu des tripotées, mes fils. D’abord parce que je suis contre, ensuite parce que ça ne s’est jamais trouvé. Si je totalise, je trouve une petite médaille d’argent à l’effigie de Sainte Thérèse dont ma grand-mère raffolait jadis, vu que la chère petite nonnette lui avait arrangé je me rappelle plus quels bidons. Puis une médaille de ski, plus tard, pour me récompenser d’un slalom que j’avais pas trop raté de lourdes. Enfin, un ordre étranger d’un pays que je saurais plus vous dire, qui me fut épinglé à la suite d’une action d’éclat.
Celle que vient de m’attriquer Savakoussikoussa, bien solennellement dans le soleil, avec deux photographes pour tout public, c’est l’ordre du Tâtitaté-Ataton, qu’est au Kuwa ce que l’Ordre du Mérite est à l’U.D. 5e-dernière.
Sauf qu’on est moins nombreux à l’arborer que les mériteux de chez nous. C’est une très mignonne décoration, à la vérité. Carrée, ce qui la singularise au départ. Ça représente un kangourou dressé sur sa queue, avec, dans une banderole, cette fière devise : « Fais-en autant ! ». Le ruban en est arc-en-ciel afin que les daltoniens éventuels y trouvent leur compte et il mesure trente centimètres pour que les Pygmées honorés par cet ordre puissent en faire une robe de soirée à leur femme préférée.
— C’est trop d’honneur, Excellence, bredouillé-je, à quel titre ?
— Au titre de colibérateur de la nation kuwienne, mon cher San-Antonio, répond le général en se fourrageant la fourragère du bout du sceptre. Je ne fais qu’anticiper. À la fin de notre campagne, vous l’aurez pleinement mérité, faites-moi confiance.
Sur ces paroles aussi angoissantes que sibyllines, toujours escorté par les deux photographes, il me guide vers une jeep remisée à l’arrière du bâtiment. Stockburne est au volant. Il mâche du chewing-gum avec l’air méditatif d’une vache en train de se demander depuis combien de temps elle n’a pas rendu visite à son pote Ferdinand le taureau. On s’empile dans le véhicule, qui démarre en soulevant un vrai simoun de sable chaud.
La piste sinue dans des dunes au-dessus desquelles flotte une légère brume bleutée provoquée par la chaleur. On est secoués comme des boules de loterie. On trinque du bol, on s’emberlife les paturons, car il conduit pleins tubes, le pilote d’hélico. Se croit encore aux commandes de son Howaryoudouweriwellthankyou X 14, probable. Ça dure une demi-douzaine de kilomètres libyens. Après quoi nous débouchons sur une espèce de plaine si rigoureusement plate qu’on l’a déguisée en piste de décollage pour z’avions. Un appareil se trouve en bout de terrain, tout seul entre deux immenses palissades de bois. C’est un zinc assez vétuste, ventru, dodu, bimoteur, ravaudé, dont il semble douteux qu’il puisse quitter le sol autrement qu’avec l’aide d’une forte grue. Un avion-cargo, quoi ! Plus cargo qu’avion ! Et plus escargot que cargo ! Une bouse de métal ! Un pachyderme de ferraille ! Un monticule hétérogène et clite ! Ses ailes traînent comme les rames d’une galère au repos. Ses hélices sont de traviole. Malgré son grand âge, il a encore son fuselage, mais on devine que c’est du peu au jus. Il pend entre son train d’atterrissage, comme le ventre d’une oie à point pend entre ses pattes.
Un avion à bedaine, en somme !
On s’approche. Je constate que les armes du parti Podzob sont peintes sur l’appareil. Lorsque nous sommes tout près de ce doyen vénérable, je fais une constatation stupéfiante, et je pèse mes mots avec la balance de Roberval (1602–1675) de votre épicier qui a eu l’extrême amabilité de me la prêter pour la circonstance. Imaginez que la double palissade encadrant le coucou est garnie intérieurement de miroirs. Je dis bien : de miroirs (car il ne saurait être question de glace dans un patelin où les thermomètres enregistreraient 48 ° à l’ombre si on y trouvait de l’ombre et des thermomètres). Tante et si bien (que ça me fait de la peine de la déranger) que lorsqu’on se trouve entre les deux panneaux, ce n’est plus un avion qu’on découvre, mais des dizaines, que dis-je : des centaines d’avions ! Une infinité d’avions ! Un cauchemar d’avions ! Un univers sans bornes ! Une bousculade dégueulatoire ! Une prolifération ésotérique ! Un chancellement sensoriels ! Un vertige optique ! Une panique de la cornée !
Nous nous immobilisons, paralysés par l’intensité du spectacle spectral.
— Ma flotte aérienne ! murmure Savakoussikoussa. Allez-y, messieurs les journalistes, photographiez-la sur toutes les coutures[16]. Et prenez garde de bien rester hors champ, surtout ! Car si l’ennemi découvrait le même photographe au pied de chaque avion, il se douterait peut-être de quelque chose.
Les flasheurs se mettent à l’œuvre.
— Je commence à saisir, Excellence, affirmé-je, vous comptez impressionner l’adversaire en lui laissant accroire que vous disposez d’un gros potentiel militaire ?
— Exactement, commissaire !
Les deux chevaliers de la pelloche ayant fait moisson de clichés, le président décide :
— Et à présent, un plan rapproché : la scène des adieux ! Escaladez le marchepied, San-Antonio. Et, au seuil de l’avion, saluez-moi militairement. Messieurs, arrangez-vous pour que nous figurions tous les deux sur la photo. Je reste au pied de l’échelle, et je vais tricher en répondant, de dos, au salut de ce garçon, afin qu’on me voie bien de face. Comme ceci ! Nous sommes d’accord ?
Clatche ! Clètche ! répondent les Kodak.
— Quel merveilleux metteur en scène vous feriez, Excellence, dis-je, du haut de mon praticable.
Savakoussikoussa a un léger hochement de tronche.
— Mon ami, répond-il, j’ai conquis une première fois mon pays par la force, aujourd’hui je veux le reconquérir par la ruse.
Il se tapote la tempe.
— Comme l’a chanté (car il ne savait pas écrire) notre grand poète kuwien Boû-Rimé : « Ce qui importe, en matière d’intelligence, c’est d’en avoir ou presque ! »
— Qu’est-ce qu’on attend ? finis-je par demander à Stockburne, car j’ai les guiboles carbonisées par le mahomet qui crache épais.
Stoïque, le Ricain continue de malaxer son sous-produit d’hévéas, allongé sur la banquette de la jeep.
Le président, quant à lui, explore sa flotte aérienne. Je vois sa bouille sombre passer et repasser derrière les hublots.
Je m’évente de la gâpette. Mais ce n’est qu’un leurre, car remuer de l’air brûlant fatigue sans apporter de fraîcheur.
— Hein, qu’est-ce qu’on attend ?
Le pilote vagit, lève une paupière et, désignant un nuage de sable, à l’horizon, soupire :
– Ça !
— C’est-à-dire ?
— La fin du chargement !
— Quel chargement ?
— Celui de l’avion !
J’en papillote des stores.
— Comment, il est encore capable de voler, ce vieux corbeau déplumé ?
— Vous allez voir !
Je me régosille :
— Comment, je vais voir ! Voulez-vous dire qu’on va se déplacer à l’aide de cette épave ?
— C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes ! affirme Stockburne. Je crois qu’on dit cela, chez vous, garçon ?
— Je ne doute pas qu’il nous transforme en soupe, en effet, bougonné-je, incrédule. Et vous comptez aller loin, à bord de cette décharge publique ?
— Plutôt, oui !
Il bâille, profite de ce qu’il a la bouche ouverte pour expulser sa gum, et d’une détente, saute hors du véhicule.