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Un camion datant des croisades (pas de celles du XIIIe, de celle du XIe), avec des roues à bandage, un volant horizontal et des ridelles d’haridelles survient, dans un nuage de vapeur et de fumée fleurant bon la friterie de banlieue pauvre.

Près du chauffeur, j’avise Anabelle, plus belle que toujours, le nez chaussé (non par André, mais par Lissac) de lunettes à verres fumés.

— Alors ? s’inquiète Savakoussikoussa qui l’a vue arriver et qui, telle la belette, vient de mettre son pif à la fenêtre.

— Tout est O.K., assure la fille. Trois hommes arriveront demain ou après-demain à la base. Ils partent ce soir même !

— Eh bien, se réjouit le général, il semble que la chance nous sourie ; j’ai hâte d’être à pied d’œuvre !

Il passe ses bras en « V » par l’ouverture.

— Mes amis, ajoute le singulier personnage, mes chers amis, si le sort nous est favorable, vous n’aurez pas à le regretter !

Sur ces bonnes paroles, le chargement commence.

Il est étrange, en vérité, puisqu’il se compose d’espèces de coupons de toile savamment pliés et mis sous cellophane. Ça ressemble à des draps de lit, voire à des tentes de campinge. Et il y en a une quantité folle. Plusieurs centaines, au moins ! Des mecs au teint bistre, plus bruns que des couvertures de missels, les coltinent du camion à l’avion en ahanant sous le faix.

— Vous avez vérifié si le plein est fait ? demande Anabelle à Stockburne.

— Yes, my dear, c’est full à ne plus pouvoir loger une bulle d’air dans les réservoirs. Et il le faut, car aucun ravitaillement n’est possible en cours de route, répond le pilote. D’après mon estimation, quand nous arriverons à destination, il ne restera pas de quoi remplir votre briquet.

Il soupire en contemplant le zinc.

— Si on arrive à destination ! Ça me contrarierait de me poser en catastrophe dans le Sahara avec un chaudron pareil !

— De toute manière, ronchonné-je, quand on se pose avec cette relique, c’est fatalement en catastrophe ; j’espère qu’ils ont de la mousse carbonique, les gus qui nous attendent à l’arrivée ?

L’amère loque déplie une tablette de caoutchouc et se la carre dans la margoulette. Le voici qui recommence à gesticuler des maxillaires. À travers sa mâchouille il murmure :

– À l’arrivée, s’il y a une piste pour atterrir, ce sera déjà beau.

Rassurant, non ?

* * *

— Paré ? demanda Stockburne.

On répond qu’oui.

Ce qui est manière de parler, de s’entre-rassurer. Les sièges du gros n’avion sont branlants comme du Louis XIII au marché Biron et on a ravaudé les ceintures avec du fil de cuivre.

Césarin lance un moteur. L’hélice malaxe deux ou trois coups, puis s’arrête. Le pilote recommence, une fois, dix fois. À la fin, y a de la pétarade prolongée, et vaille que vaille, le moteur finit par ronronner.

Le poste de pilotage où nous sommes assis, tous les quatre, pue le moisi et le grenier. Y a des odeurs oléagineuses, aussi, plus subtiles, mais qui s’accentueront au fur et à mesure qu’on surmènera la mécanoche.

Pendant que Stockburne sollicite le deuxième moulin, je me penche sur Savakoussikoussa.

— Dites-moi. Excellence, votre flotte aérienne, vous l’avez achetée chez quel brocanteur ?

Les larges ailes de son nez dalbanesque palpitent de mécontentement.

— Votre sarcasme est mal venu, mon cher, me dit-il, certes, cet appareil n’est pas absolument neuf, mais c’est une occasion garantie, que j’ai achetée au Népal, qui la tenait de l’Albanie, laquelle l’avait acquise à une vente de surplus bulgares. Donc, j’ai son pedigree complet !

Le vacarme du second moteur, brusquement débridé, couvre ma réplique. Le zinc se met à vibrer comme un marteau-piqueur. Ça cliquette de toutes parts, et même d’ailleurs. On se croirait dans la cuisine d’un wagon-restaurant au moment où le train traverse un tunnel. Ça sonnaille ! Ça tintinnabule ! Ça drelindrelingue ! Des tas de bruits encore jamais captés par un tympan d’honnête homme ! Des vlllofff ! Des chpeuzztsf ! Des glingue ! Des bong ! Des soupirs surnaturels ! Des cascades métalliques ! Des traînées caverneuses ! Des gloussements de pintade ! Des caquetages de rivets à la dérive ! Tout tremblote, grelotte, trémole, sanglote sans glotte, clapote, capote, tapote, papote, grignote, bavoche, anicroche, décroche, ignivome ! Une pluie de vis, d’écrous, de goupilles, de cliquets, de taquets, de paquets, de gravats s’abat sur nous. J’ai l’impression que mon corps itou se met à pleuvoir des boulons, des cartilages, des glandes, des viscères. Y a des suintements de grottes, des chuintements grotesques, des fissures, des lézardes, des froissures, des éclats. On subit un test précosmique ! On regrette de pas être ligoté dans l’Apollo nach Mars ou Carême ! De pas occuper la place passager d’un engin à kamikaze ! On voudrait arrêter ce massacre ! Être mort ! Ou bien descendre ! Oui, surtout ! Descendre ! Sauter ! S’enfuir avant que ça n’explose ! Fuir cette Apocalypse en fermentation ! Se barrer du cratère bouillonnant ! Regarder de loin !

Est-ce une illuse ? Une magie de l’esprit ? Un abus des sens ! Une arrivée d’essence ! Un acte de naissance ! Une fosse d’aisances ? On se berlure ou bien c’est vrai véridique qu’il se met à rouler, le coursier du ciel ?

Oh, ça pataude, allez ! La démarche d’une grosse vieille bardée de paniers ! Ça se dandine ! Ça cahincahate ! Ça rythme tagada pon, tagada pon ! En avant le régiment des jambes Louis XV ! Les ailes nous font tituber ! Trop lourdes, trop longues ! On embarde gauche, droite ! Le train se donne des entorses !

Il fléchit ! Ça geint violemment ! D’horribles agonies de ferrailles ! Un charnier où tout n’est pas mort ! Tango ! Claudique à l’école ! Il marche avec des béquilles le cargo des airs ! Il est obèse, podagre, goutteux ! Au bord des renoncements ! Exténué de la tête à la queue ! Mortibus, quoi ! Et pourtant, il prend un peu de vitesse. Il trouve son second souffle ! Il est dopé par ses affreuses vibrances ! Il s’exalte de pistonner encore. On roule, on roule ! Le paysage uniforme déboule derrière les hublots. Du sable ! C’est ocre ! La mer qu’on voit danser, loin, là-bas, verte et émouvante. Les bâtiments de la réception ! L’hélicoptère qui nous amena, bien fringant, le salaud ! Disponible, narquois ! On roule encore ! À peine plus vite ! On parcourt des distances.

— Dites, je fais au président, on y va en autobus, dans votre patelin ? Si on dévissait les ailes, ça irait peut-être plus vite !

Il ne répond pas, vexé jusqu’à l’os.

Il a pas peur, Magloire. Les Noirs n’ont jamais peur en avion ! Ils font confiance à la technique blanche. On roule encore. On a dû parcourir au moins quatre kilomètres de la sorte. Je vois plus les palmiers du bord de mer ! On s’enfonce dans l’Afrique.

Les hélices enragent ! Elles brassent à tout-va. On se soulève un pocco. Pas beaucoup ! Un heurt ! Les roulettes de cette poussette pour marchand de marrons réadhèrent au sol. Refusent de le quitter ! Je me recueille de toute ferveur, j’hommage les pionniers ! Blériot ! Santos-Dumont ! Lindberg ! Nouvelle tentative, nouvel échec ! Extrêmement mat ! Ploff ! En bouse de vache ! Ouille, les pneus du bahut !

Le Ricain est superbe d’imperturbabilité[17].

Il conduirait un Solex, ne serait pas plus décontracté. On lui voit saillir les mâchoires sous l’effet du chewing-gum. Anabelle fume une Camel à l’autre bout de son tuyau d’ambre (ce doit être de l’ambre solaire car elle a conservé ses lunettes noires). La rassurance d’autrui me conforte.

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17

J’en fais cadeau à la langue française, de çui-là !