Bérurier qui occupe un fauteuil de la même rangée se penche souventes fois en avant pour défrimer l’ancien leader.
— J’te jure que je le connais ! affirme-t-il à Pinaud. Si j’saurais, je lui demanderais…
On décolle superbement au-dessus du Léman. En bas, dans le bleu du lac, des voiliers font semblant d’aller quelque part avec des grâces de mouettes. Pour les petites distances, un Boeinge devient une espèce d’ascenseur à angle aigu. Le temps d’atteindre tes dix mille mètres, v’là que tu redescends.
— Caviar ou foie gras ? demande l’hôtesse toute gracieuse à ces messieurs.
Le gars Béru louche sur le plateau.
— Un peu mignardes les porcifs, mon petit cœur, murmure-t-il. Je voudrais pas vous chercher des noises, mais je trouve que ça moule un peu, la jaffe, dans les zavions de dorénavant. Au début vous aguichiez le clille avec des bouffes copieuses, mais maintenant c’est le buffet de la sous-préfète que vous aboulez ! Enfin donnez-moi les deux !
La très gracieuse le sert, le sourire enchanteur aux lèvres.
— J’me ferai jamais à vos assiettes de carton, reprend le grincheux. Vous devez guère amocher vos jolies paluchettes dans l’eau de vaisselle, ma jolie.
Soudain, il se fige comme un qui s’étouffe ou qui se souvient d’avoir oublié de fermer le robinet de sa baignoire.
— Bordel de merde ! s’exclame-t-il.
Il fourre son plateau par-dessus celui de Pinuche et s’élance. Hélas ! il a oublié de détacher sa ceinture. On perçoit un craquement et Sa Majesté part en avant, ayant arraché les rivets fixant la sangle. Dans sa ruée, il renverse l’hôtesse, puis le steward ainsi que le chariot roulant supportant les nourritures (lesquelles, vu notre confortable altitude, ne sauraient être qualifiées, fût-ce par Gide, de nourritures terrestres). S’ensuit un joyeux magma de cuisses, de bras, de caviar, de champagne et autre béarnaise. Le tout, passé à la moulinette, donnerait un Canigou ou un Ronron de first quality ! Le Gravos chevauche l’hôtesse avec une soupière de fruits rafraîchis sur la bouille et seize toasts au foie gras collés aux miches, comme autant de rustines sur l’enveloppe fatiguée d’un ballon captif. Ça confuse sérieusement en First ! Les gardes du corps (de ballet. À ne pas confondre avec les balais du corps de garde) croyant à un début d’attentat dégainent déjà des revolvers grands comme des pièces à longue portée pour dépressuriser à tout-va. Le steward pense qu’on leur fait le coup du déroutage, que tout cela est un coup fourré monté. Il rampe jusqu’au poste de pilotage pour affranchir le commandant, lequel met d’office le cap sur Cuba. Bref, on vit un instant d’exception, comme seul Béru a le don de les créer. Enfin l’ordre revient.
— Bougre de triple buse ! le houspillé-je, qu’est-ce qui t’a pris ?
Le Mastar recueille de son index en curette les boufferies maculant ses hardes.
— Je m’ai rappelé d’où je connaissais Césarin ! déclare-t-il en montrant le président. C’est le mot vaisselle qui m’a rebranché sur le courant lumière.
Il s’approche du général en retraite (beaucoup de généraux connaissent des retraites anticipées et précipitées).
— Salut, Pattemouille ! claironne notre ami.
Le président, qui ne badine pas avec son stick, a un soubresaut terrible. Comme si une mouche tsé-tsé venait de le piquer. Il arrache ses lunettes de nuages d’un geste brusque pour mieux découvrir l’effronté.
— Ben quoi, roule pas ces lotos, mon pote ! exclame le Dodu, tu me remets pas ? T’as la cervelle qui fissure, Mec ! Le bulbe format noisette, comme aut’fois ! J’sus le sergent Bérurier ! Rappelle-toi : les tirailleurs sénégaloches ! Tézigue, t’étais plongeur à la roulante ! Je t’ehaussais de corvée biscotte tu me refilais en loucedé du lard gras, vu qu’à l’époque j’avais un appétit de cannibale, sauf le respect que je dois à ta famille !
— Oh ! parfaitement ! Mais oui, certainement, bien sûr, évidemment, parbleu ! bredouille le président.
— Eh ben, Pattemouille, on ne salue plus ? tonne Béru.
Affolé, le président gardavouse. Faut le voir, debout, le tranchant de la main droite collé à l’oreille, pouce replié dans la paume.
— Repos ! lâche Alexandre-Benoît, magnanime. Alors, Pattemouille, selon d’après ce que je m’ai laissé dire, tu serais devenu président de la République dans ton bled ?
— Effectivement, sergent.
— Seulement, poursuit Béru, branque comme je te connais, y a fallu que tu te fasses virer comme un noir-bec.
— J’ai été victime d’une révolution, sergent !
— Tu veux que je te dise, Pattemouille ? Révolution mes fesses ! Si t’aurais z’eu pour deux ronds de ce que tu peux pas comprendre là ou je pense, tes révolutionnaires seraient été se faire cuire un œuf d’autruche ! Seulement t’as jamais eu de suite dans les idées, mon gars. Président de la république ou pas, t’as la mentalité d’un plongeur. Dis à ton chien-penché d’aller s’asseoir ailleurs, qu’on bavarde !
Savakoussikoussa fait le nécessaire et Béru prend place auprès de son ancien subordonné.
— Marrant que je t’aie pas retapissé du temps de ta célébrité, Pattemouille. Faut dire qu’une photo de noirpiot sur du papier journal, ça ressemble à une tache d’encre. D’aut’ part, je crois que j’ai jamais su ton vrai blaze quand on était aux Tirailleurs. En tout cas la santé m’a l’air bonne. T’as pris du poil blanc et de la bonbonne, mais c’est de tonnage, hein, car t’es plus vioque que moi. À part ça, tes femmes et tes enfants vont bien ?
— Très bien, sergent, je vous remercie.
— Alors, tu vis en Suisse, toujours selon d’après ce qu’on raconte ?
— C’est la vérité, sergent.
Béru le considère de profil.
— Tu manques d’activité, Mec. Tu ressembles à une omelette froide. Dommage qu’on se soye pas rencontrés quand t’étais président. Tu me nommais ministre de l’Intérieur et t’aurais encore ton trône. Enfin t’es pas vergeot, quoi, voilà tout ! Et sans indiscrétion, où qu’ tu vas, de ce pas ?
Un finaud, Béru, dans son genre, vous ne trouvez pas ? Magistrale, la manière dont il tournoie au-dessus de sa proie… Cela dit, avouez qu’on a un bol extravagant, non ? Chargés de surveiller Savakoussikoussa, voilà que celui-ci se met au garde-à-vous devant le Gros ! Une aubaine !
— Je vais à Venise, sergent ! Chez un ami…
Bérurier se retourne, m’adresse une œillade pareille au phare d’Ouessant.
Puis, mettant la main sur l’épaule du président, il chuchote :
— Dis donc, Pattemouille, révolutionné comme t’as été, tu chocottes pas de te baguenauder avec juste deux connards comme porte-flingues ?
Savakoussikoussa beigit.
— Je suppose, poursuit diaboliquement le Gros, qu’on ne fait pas une carrière de président sans casser des œufs. Imagine que des petits rancuneux veulent se payer ta peau, pour le coup ils peuvent t’aligner comme une pipe en terre. T’as pas réfléchi à ça, avec la cuillerée de rillettes qui te sert de ciboulot ?
Ainsi apostrophé, l’ancien homme des tas se met à glafouiller des bécotines.
— Mais, sergent… Je ne pense pas que… Il serait improbable qu’un… Je ne vois pas pour quelle raison on…