Le passe-muraille ! V’lan ! L’aviateur volplane dans les airs. Je m’approche du trou pour le voir se défromager au pied de l’arbre, vingt mètres plus bas !
Ça devient une épidémie, le valdingue, à Kolombé-les-Deux-Cases. Stockburne demeure sur le sol, les bras idèmement en croix que Savakoussikoussa, naguère.
— Il est mort ? demande Anabelle de son même ton indifférent.
— Je vais voir !
— C’est ça, va voir et reviens vite terminer ce que tu avais si bien commencé avant l’intervention de ce crétin.
Bon, elle me tutoie, ça facilite les rapports. Y compris les sexuels.
J’exagère ?
Pas la peine de le passer à la radio pour comprendre qu’il est brisé menu, l’aviatoche.
« No fracture », certifiait-il tout à l’heure, après avoir palpé le président !
On ne peut pas en dire autant pour lui ! La manière qu’il a les deux jambes rigoureusement horizontales et les bras en « Z » en raconte long sur ses problèmes. Pour le rebecqueter, faudrait lui couler du ciment sur toute la géographie, ou bien le mettre dans un bloc de plastique, comme ces scarabées ou ces brins de fougère qu’on trouve dans les bazars et qui font si joli sur le buffet de cuisine de la reine d’Angleterre. Je l’imagine très bien pétrifié à l’intérieur d’un gros cube transparent, l’Amerloque, devenu loque amère.
Il geint. Ses gobilles hagardes considèrent les hauteurs branchues du fromager. Tout là-haut, la plate-forme qui lui servit de tremplin… Pauvre mec.
— Tu vois ce que c’est de ne pas être correct, vieux haricot ? je soupire.
« Tu permets, ajouté-je, en cueillant son revolver dans sa fouille, ça me fera un souvenir de toi. Ensuite, j’appelle le camarade Touduku et lui demande de héler le zélé docteur Tabobo-Oradada pour une urgence non remboursée par la Ces culs riz thé sociale.
Ne trouvez-vous pas, nobles bougres, que je deviens nettement le maître de la situation ?
Je suis désormais seul avec Anabelle pour décider de notre destin. Et j’ai à ma disposition un Ferguson à bascule, calibre II, dont le magasin est aussi rempli qu’une épicerie suisse, la veille du réveillon.
Y a pas que les événements qui se précipitent, n’est-ce pas ? Les bonshommes leur font la pige.
Que faire ?
Rester soumis à Anabelle et attendre ?
Oui, peut-être, seulement si je déteste les patrons, je hais farouchement les patronnes. Recevoir des directives d’une femme m’insupporte. Même au plume, j’ai horreur qu’elle me drive les ébats. Le côté : « et à présent, fais-moi l’écrevisse bulgare » ou bien « recommence-moi, chéri, la modulation de fréquence » me rend furax.
Selon moi, le plus sage est de forcer la fille à vider son sac par tous les moyens. Une fois au courant de la genèse de cette affaire, j’aviserai. C’est un homme déterminé qui rescalade l’échelle d’honneur.
— Comment se porte Stockburne ? s’inquiète la splendide personne.
— Il se porte plus. Il se fait porter, dis-je, car il doit avoir au moins autant de fractures que cet arbre a de branches. Une limace possède un squelette beaucoup plus ferme que le sien.
Madame s’étire comme un dimanche de province chez la femme du notaire.
Et vous savez ce qu’elle soupire ?
— Nous sommes donc les maîtres de la situation, mon amour ?
Juste le terme que j’employais quelques lignes plus haut et quelques mètres plus bas.
Seulement, elle le met au pluriel, elle. C’est plus courtois.
— Nous ? m’étonné-je.
— Tu n’as jamais entendu parler de « Mélodie » ?
Vous verriez le San-A, comme il bondit et rugit bien à la fois ! Ce synchronisme ! Cette vigueur. Ce contre-ut !
— Quoi, dis-je, Mélodie, la fille qui dirige le B.E.Z.A.N.R.A.F.A.L.[22] ?
— C’est moi, déclare Anabelle.
Avec une grande simplicité d’expression, je dois l’admettre.
PATRICHE TROIS
Décidément, mes canailles, l’énormité ne m’aura jamais fait reculer.
Et comme je me comprends !
Le monde est tellement difforme qu’il faut beaucoup d’écrivains concaves de mon espèce pour en restituer un reflet approximatif.
Ainsi, des gerces telle Anabelle-Mélodie, allez donc les imaginer, avec vos petites cervelettes quotidiennes et fripées, pleines de moisissures et de louches adhérences.
Même si je vous donne ma parole d’homme (l’aurai-je assez distribuée, celle-là !) vous ne me croirez pas. Vous chuchoterez, entre vous autres blattes : « Il nous prend pour qui est-ce, le San-A. ! Il pense qu’on va couper à ses giries ? »
Tas de naves ! Cruches fêlées ! Renégats ! Négateurs ! Négatifs ! Annihilés ! Pommes qui toutes croyez en Dieu, et pas en moi que, pourtant, vous pouvez voir, entendre et palper (je vous signalerai ma partie préférée, mesdames). Savates ! Ongulés ! Bande d’absences ! Ramassis d’oubliés ! On est toujours obligé de se chicorner pour vous expliquer des choses qui ne jettent en vous que le doute. À vous prêter serment ! À vous presser sûrement ! À vous placer serrements ! Je fatigue, à force de semer à pleines mains, à plein cœur, en plein vent, et de ne récolter que ricanements et regards mauvais ; que méprisures et noises, que grises mines et gueules tordues, crevassées, striées à ne plus savoir où l’anus, où la bouche !
Le temps m’énormise ! Je dilate de la plume. Mon style prend du ventre. Vous m’hypertrophiez par trop de pestilente indifférence. Je vous traverse comme de la fumée. Comme l’avion franchit le nuage ! Vous n’êtes qu’une opacité passagère à la vitre de mes hublots. Sauf quèques z’uns que je pressens, que j’espère. Et qui mutisment dans leur bout de monde, conscients de l’impalpabilité des choses, courbés sous le poids du néant comme Atlas sous le poids de l’univers. Ceux-là, et rien qu’eux, je leur adresse mon salut éternel et, s’ils sont femelles, les fourre amicalement, avec un braque de circonstance.
Ainsi soit-il !
Enfin, je veux pas vous mettre la pendule en panne, mes brebis, aussi vais-je poursuivre ma savante industrie en vous racontant des trucs très extrêmement étranges.
D’abord, une rapide explication à propos de l’organisation dirigée par Mélodie. Il s’agit d’un groupe purement occulte, dont la conscience de base est plus élastique que la bride de votre soutien-gorge et qui œuvre foncièrement dans l’illégalité, mais au profit, parfois, de l’ordre public.
Je sais que le Vieux n’aime guère faire appel à des organismes aussi spéciaux que le B.E.Z.A.N.R.A.F.A.L. d’une manière générale, mais en homme positif, pour qui seuls comptent les résultats, il lui arrive de prendre contact avec eux quand les circonstances l’exigent.
— Mélodie, répété-je en la contemplant ; dans le fond, oui, je vous imaginais assez comme vous êtes !
— Heureuse de ne pas vous décevoir, déclare-t-elle. Mais on peut continuer de se tutoyer, tu sais… Et même continuer tout court.
Elle se rallonge voluptueusement.
— L’amour est pour moi une sorte de carburant, dit Anabelle, et je ne saurais m’en passer longtemps. J’y puise mon équilibre psychique autant que sensoriel.
— Arrête, sinon je vais croire que tu me prends pour un pompiste, ricané-je en renouant l’entretien là où je l’avais laissé lorsque Stockburne se manifesta si brutalement.
22
Fameuse organisation de renseignements travaillant quelquefois pour le compte du V.I.Z.C.U.M.J.E.G.O.D. international.