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— Que tu penses pas, c’est pas fait pour me surprendre, assure l’Impitoyable. Reusement que je pense pour toi, mon vieux Pattemouille. T’as vu ce qu’est arrivé chez les Kennedy ? Et encore, eux autres c’est comme qui dirait les Clérans de la politique. Tandis que toi t’en es que le gugus. Je voudrais te poser une question, ma vieille noix de coco, tu crois z’en Dieu ?

— En plusieurs, avoue le Président, je suis polythéiste.

– Ça te manquait ! ricane l’Obèse. Eh bien, laisse-moi te dire qu’un de tes bons Dieux nous a placés sur ta route, mes potes et moi.

— Comment cela ? éperduse Savakoussikoussa.

— Tu sais notre profession ? Non, naturliche. Tu te figures que j’suis encore sergent au 116e Tirailleur, crêpe comme je te me rappelle. Eh ben non, mon pote. Moi aussi j’ai fait mon chemin dans la vie, seulement, à la différence de Tégnace pâteuse, j’ai eu le chou de conserver ma situation. Je m’ai pas fait déboulonner par quatre bougnoules armés de lance-pierres, moi !

Il emphase de la glotte.

— Inspecteur principal, Pattemouille, sans vouloir t’en fiche plein les lanternes, le vieux Chpountz à moustaches, près de l’hublot idem, et le beau gars derrière nous est commissaire. Y se trouve qu’on a pris deux jours de vacances, les trois, et qu’on a décidé d’aller à Venise bouffer une cagnotte qu’on s’est constipée au cours de l’année en jouant au yam. Avoue que l’hazard est grand ? On va pouvoir s’occuper de ta santé et te garantir des courants d’air consécutifs aux trous de balles.

– Écoutez, sergent, balbutie le « protégé » du Gros, votre proposition me touche beaucoup, mais…

— Y a pas de quoi, coupe Bérurier, si on s’aiderait pas entre anciens du 116e, y aurait de quoi se poignarder l’oigne avec une saucisse, fiston. Tu sais que j’ t’en ai jamais voulu d’être nègre ? Tu le sais ?

— Oui, sergent, je le sais ; seulement je descends chez un ami.

— Et alors ? Tu te figures qu’on va tordre le nez dessus, Pattemouille ? Les amis de nos amis sont nos amis, oublie-le pas !

Le président se tortille dans son fauteuil.

— C’est-à-dire qu’il serait peut-être, heu… délicat, de… d’arriver en groupe chez…

— Qu’est-ce qu’il branle dans la vie, ton pote ?

— Il est comte !

— Justement, les bons comtes font les bons amis, se poile Sa Bérurerie. Et où qu’il habite, ton comte à la con ?

— Le palais Alcalivolati, sur le Grand Canal !

— Tu juges ! Faudra tirer nos piaules à pilou face tellement qu’en a dans sa crémerie. Un palais ! Si ma femme m’y voirait, elle en resterait comme le radio de la Méduse.

Là-dessus, le Gros s’agenouille sur son siège.

— San-A, me dit-il, si tu permettrais, je te présente mon copain Pattemouille qui a subordonné sous mes ordres du temps que j’étais sergent au 116e Tirailleur. T’as p’t-être entendu causer de lui, il a été président de la république dans un bled pourri entre l’écateur et le topique du Sigittaire ? C’est comment t’est-ce, le nom de ta contrée, Pattemouille ?

— Le Kuwa ! murmure Savakoussikoussa.

— Exaguete, remémoire A.-B.B.

— Mes respects, Excellence, fais-je en m’inclinant.

Le terme fait pouffer La Bedaine.

— Oh, dis, San-A ! murmure le Gros, exagère pas. Excellence, à ce mâchuré qu’est même plus président de la république ! Le gonfle pas, tu vas lui faire éclater les hémorroïdes ! Tu sais ce qu’il vient de me proposer ? De nous emmener tous les trois dans le palais d’un de ses aminches, à Venise ; c’t aimable à lui, non ?

– Ô combien ! m’empressé-je, votre invitation me touche infiniment, Excellence, et je ne sais comment vous remercier.

— T’inquiète pas, coupe le Péremptoire, on se comportera en gentelmans ; pas question de se pointer au palais les mains vides. On achètera une boutanche de chianti et une boîte de tutti quanti à l’épicier du coin avant de grimper.

CHAPITRE 3

Un qui doit être fort marri (s’il existe), c’est le meurtrier en puissance du président. La façon qu’on entoure Savakoussikoussa, il a le bonjour pour le composter. Ou alors faut qu’il se paie carrément la chouette hécatombe, qu’il nous aligne tous, les gardes du corps et mes potes.

Magloire avance au milieu de nous comme dans un cocon noir et blanc. Honnêtement, j’arrive pas à définir son sentiment exact, au libérateur du Kuwa. Est-il content de se savoir protégé ou importuné par ces intrus ? Mortifié de se faire traiter en plongeur par l’ex-sergent Bérurier ou touché de sa mansuétude ? Il garde un visage résigné. Il parle peu. Faut avouer que le Gros tient le glavioteur pour les deux. Parti dans les évocations militaires, il passe son régiment en revue, si je puis dire : le colon, l’adjudant, des gus fourvoyés sous ses ordres, c’est un tour d’horizon complet du 116e. Il y déniche des apothéoses, Béru. Le passé devient juteux au fur et à mesure qu’il passe. Chez l’homme, tout s’engourdit, s’épaissit avec l’âge, sauf la mémoire. Plus il prend du carat, plus il lui dégouline des souvenirs. En vieillissant, il macère dans ses jeunes années, comme un bout de barbaque racornie dans des bouillons.

— Tu te rappelles de Gros-Cul ?

Son Excellence se le rappelle. Elle hoche la tête, s’efforce de sourire. Mais le cœur n’y est pas, ses lèvres craquent quand elle se marre, alors que les vraies joies sont toujours bien huilées.

C’est dans une ambiance de chambrée malodorante, de mur escaladé, d’homosexuels rossés, de lits en portefeuille et de corvées de chiottes qu’on déboule sur le Grand Canal à bord d’une vedette tomobile flambant neuve et battant pavillon italoche.

Moi, j’sais pas ce que vous en pensez, je trouve qu’on ne va pas assez souvent à Venise et qu’on y va mal. C’est toujours la grosse gonflée touristique, pendant les mois sans « r » mais avec « q ». La méchante grouillance internationale-congés-payés bardée de Kodak. J’aime pas Venise quand elle cause anglais et que les Ducon-Lajoie y font de la gondole pour carte postale. J’en raffole, par contre, lorsqu’elle est peinarde, assoupie dans des dimanches matin de saison morte. Elle devient pour lors la plus merveilleuse ville du monde. On y flotte dans une toile du Tintoret. Nulle autre part on peut ressentir cette paix fabuleuse.

Savakoussikoussa est assis dans le milieu de l’embarcation et nous continuons de le cerner. M’est avis, les gars, que le Vieux ne serait pas joyce. Car enfin, il a bien laissé entendre qu’il tenait à ce que « le destin de notre copain s’accomplisse ». Ce qui l’intéresse, lui, c’est l’assassin ; or, pour qu’il y ait assassin, il faut qu’il y ait assassinat, non ? Ou bien je me goure ? Conclusion, en protégeant l’ancien homme d’État nous faillissons à notre mission. Je me promets de relâcher ma garde ultérieurement. Avouez que comme cas de conscience ça se pose là, non ?

En un peu moins de pas longtemps, nous parvenons au palais Alcalivolati, lequel se dresse légèrement sur la gauche quand on regarde à droite. Si ça n’est pas l’un des plus beaux de Venise c’est, en tout cas, l’un des plus délabrés. Ses pilotis le pilotent mal car il commence à être un tantisoit peu de guingois. Sa façade est en haillons. Les peintures qui la décoraient à l’époque de sa splendeur, ravagées par le temps, ne composent plus qu’une espèce de mélasse honteuse. Les jalousies pendent comme des sacs en toile devant des ouvertures de bidonvilles. Il manque des carreaux aux fenêtres et le débarcadère (qui éventuellement sert d’embarcadère lorsqu’on le lui demande poliment) achève de verdir, de moussir, de moisir, de pourrir et de s’engloutir. Un chien blanc, crevé, flotte, les pattes en l’air au milieu d’une escadre de trognons de choux. Est-ce un présage ? Je descends le premier de la vedette (c’est pas la première vedette d’où je descends !). Un petit coup de sabord aux alentours. C’est bonnard, infiniment calme en ce midi vénitien de septembre. Y a des odeurs de friture et de safran, des bribes de musique, des appels de gondolier dans les étroits canaux.