Выбрать главу

Le temps de dire ouf, si on en a envie, et nous voilà rivés au sol, paralysés, neutralisés, arrimés, cloués !

Il m’était déjà arrivé bien des mésaventures, mais jamais encore de semblable ! Dites, quand vous raconterez mes exploits à vos petits-enfants, vous pensez qu’ils vous croiront ? J’en doute ! Ou alors faudra que je vous fasse une attestation légalisée par le commissariat pygmée de l’arrondissement ! Je pèche par imprévoyance, mes amis. Je devrais jamais m’embarquer dans une histoire sans m’assurer le concours de Reichenbach ou de Lelouch. Ces champions de la pelloche me pelliculeraient au fur et à mesure, dès lors je vous produirais de l’indéniable ! Et quel boum au Studio Publicis ! Cette queue, madame ! Longue commak ! San-Antonio en chaire et en noces ! Un vrai malheur ! Les demoiselles se pointeraient dès six plombes du matin pour prendre la file. J’emmènerais Félicie me visionner, ensuite on irait se cogner une princière tortore à l’Auberge d’Armaillé, ou au Coupe-Chou.

Mais à quoi bon rêver, l’instant ne s’y prête guère. Le lieu non plus.

Tout à coup, les arbres se mettent à vivre, à grouiller. Pourtant z’étaient immobiles dans la touffeur du jour. Brusquement, c’est la sortie des usines Berliet, les gones ! Ça afflue, ça fluctue, ça fluctuat nec mergitur ! Des zigs tout mignards qui ressemblent à des singes, et pas à des grands ! Des nabots, des minimecs, des minim’hommes, des bibelots. Je me prends pour Gulliver à Lily-pute ! Nous en grouille comme si on venait de bousculer une fourmilière ! Ça bouillonne, émulsionne, émotionne ! Au début on dit bonjour, on essaie d’être polis, d’amadouer (ah ! madoué), de sourire. Seulement, il en tombe trop ! Vous avez vu gauler des noix, vous ? À chaque coup de perche, c’est la pluie drue. La cataracte ! Un crépitement ! Ici, kif-kif ! Les pygmées pigmentent, bien mûrs, véloces, en silence.

Surtout ça, intimidait : leur silence. Pas un mot, pas un cri. Ils nous emparent en quatrième vitesse. Nous entortillent de fines lianes. On n’est pas saucissonnés, mais enfilochés, littéralement.

— Tu crois qu’ils vont nous faire du chprountz ! m’interroge Son Ampleur.

— S’ils devaient nous tuer ils l’auraient fait tout de suite ! tenté-je de le rassurer (et de me).

— Détrompez-vous, m’sieur, murmure Troudrukru. Ils nous ont pris vivants uniquement pour ne pas nous abîmer car les Pygmées d’ici sont des gourmets qui ne consomment que des gens de premier choix. Je pense qu’ils vont nous faire manger des plantes aromatiques avant de nous saigner, c’est leur grande spécialité.

— La selle de Béru aux herbes de Provence, soupiré-je, je vois ça ! Ah ! avec leurs fastueux bouquins de vulgarisation, Curnonsky et Oliver nous auront fait beaucoup de mal.

Ces minuscules messieurs nous entraînent vers une grande clairière au milieu de laquelle se dresse une hutte de branchages. Un type en sort, petit cela bas de soie comme disait Talleyrand, avec des bajoues tombantes, un début de calvitie et quelques poils frisés au menton qu’il doit prendre pour de la barbe.

Le chef du détachement lui raconte notre capture en dialecte du pays. Le personnage grassouillet approuve.

Il s’approche de nous et, d’une petite main potelée, nous touche. Il hoche la tête d’un air satisfait en me tâtant mais son visage s’éclaire comme une ambassade de France un 14 juillet lorsqu’il entreprend de palper Béru. Voici qu’il devient volubile. Il parle, parle, d’une petite voix d’eunuque, haut perchée, ce qui est normal pour un arboricole passant une partie de sa vie sur des sycomores géants.

— C’est le sorcier ? soufflé-je à Troudruk.

— Non, le chef !

— Le chef de la tribu ?

— Le chef cuisinier. Il est en train de dire qu’il va nous mettre en conserve vous, moi et mon pisteur, mais qu’il faut manger le gros Blanc tout de suite car il craint qu’il ne se gâte !

— C’est bien ma veine, rouscaille le Mastar. V’là ce que c’est que d’être gros et d’avoir l’air bon. Ce petit salingue se pourlèche déjà. Puisque tu causes leur langue, Blanche-Neige, demande-z-y voir, par simple curiosité, comment il compte m’incommoder. Braisé ou en sauce ?

Et, tandis que Troudruk se hasarde à engager la converse avec le chef, Béru me dit :

— Tu vois, San-A., tant qu’à faire de crever, je préfère être bouffé plutôt qu’insinué[37] c’est p’t-être moins propre, mais au moins c’est utile. Tu fais plaisir et tu pars en beauté. Et la nature n’y perd pas puisque la merde est meilleur engrais que la cendre ! Alors, Noirpiot, que dit le cuistot ?

— Poto-feu ! répond laconiquement le contremaître.

Alexandre-Benoît s’étrangle.

— Non, mais il est louftingue, ton gargotier ! En pot-au-feu, moi ! À mon âge ! Avec ce burlingue de première classe et cette viande onctueuse ! Il me prend pour Paul Six ! Dis-y que j’ai une bien meilleure idée. Je me connais, tu penses. Si un gars sait la cuisson qui lui convient, c’est bien un gastronome de mon acabit.

Sa Majesté prend du recul en plissant ses paupières en peau de snob.

— Je me vois en coq au vin, déclare-t-il, péremptoirement. Textuel, mon pote. Traduis-y. Y a du vin, au moins, dans ce bled à la gomme ?

Docile, Troudrukru fait part au maître queux pygmée de la suggestion du chef. L’autre semble intéressé.

— Il a du vin de palme ! explique notre con-voyeur.

— Connais pas, mais j’espère que pour une sauce ça ira, encore que j’eusse préféré n’importe quel Mascara-village. Tu lui demandes d’en remplir un grand récipient et de me mettre mariner deux jours. Au bout de quoi il me retire, m’éponge, me découpe et me fait cuire à feu doux. Il a des oignons, j’espère ?

Nouvelle question au chef, qui y répond spontanément.

— Des oignons de jasmins d’Afrique, traduit Troudrukru.

— On fera avec, tranche Béru ; qu’il en cloque un plein panier, coupés en rondelles, dans la poêle avec moi recommandes-y. Y m’ sale, y m’ poivre, et il attend que je soye doré. Après quoi, y me met dans une grande casserole avec la marinade…

— Alexandre-Benoît ! appelé-je doucement, ravagé par ce que je viens brusquement d’apercevoir…

— Une seconde, je termine mon accommodement, Gars. S’agit de partir en beauté ! Je voudrais pas que les mecs de mes funérailles ayent recours au bicarbonate de soude pour m’oublier. Je tiens à ce qu’ils se lèchent les cinq doigts et le pouce, et qu’ils disent, ensuite : « Ce Béru, y avait rien de meilleur au monde ! »

— Oh, tais-toi, je t’en prie ! Et regarde !

— Où-ce ?

— Le feu, à côté de la case, ce qui cuit !

Sa Majesté obéit et pousse un cri.

— Misère ! Tu crois que…

— Je le crains !

Un marmiton-pygmée est en train d’actionner une broche, d’un geste déjà professionnel ! Et, autour de cette broche, il y a le corps d’un enfant dont on a lié les mains derrière la nuque et attaché les chevilles.

Ah, mes braves lecteurs, que je houspille mais aime bien, quelle calamité ! Vision dantesque ! Horreur qui confine à la démence dont elle est l’antichambre. Ce cadavre gracile qui cuit, qui tourne… Dieu fasse que le monde se craquelle, s’entrouvre, et que nous nous engloutissions tous, en une formidable culbute, jusqu’au noyau terrestre.

— Marie-Marie ! je pleure…

— Marie-Marie ! crie le Gravos ! Oh non ! Pas ça !

Et de répéter, dans une grande criée hystérique :

— Marie-Marie !

Je souhaitais l’éclatement de la terre ?

вернуться

37

Une excellente astuce, c’est celle qui consiste à employer « incinérer » pour « insinuer ». On ne s’en lasse jamais. Pourquoi, dès lors, ne pas user de l’astuce contraire ?