Ça fait penser à la rupture d’un barrage ! Badaboum ! badaboum ! badaboum ! badaboum[44] ! Je mate alentour, cherchant l’idée géniale, la planche de salut en couleur.
— Pssst ! me tombe une voix.
Je lève la tête. J’avise un type dans les frondaisons. Un grand Blanc hirsute.
Il laisse tomber quelque chose. Vous savez quoi ? Une corde, mes aminches. Une grosse corde épaisse et rugueuse terminée par un nœud coulant.
Ni une ni deux, je nous passe le nœud autour de la taille, à Marie-Marie et mégnace. Illico, nous sommes plus halés que si nous venions de traverser le Sahara en pédalo. Quelle force il a, l’arboricole. Il n’était que temps. La horde débouche dans la clairière. Ah ! mes enfants, quel spectacle !
Les films de Cécil B. de Dix[45] ? De la foutaise à côté. De la décalcomanie animée ! Une bande des six nez ! Du produit pour lanterne magique ! Faut voir ces mastodontes, flanc contre flanc, défenses pointées, la trompe à l’horizontale, les éventails à colibri en aérofreins sortis. Ils sont combien ? Dix ou vingt ? Trente, vous dites ? Comment vous avez fait ? Ah, vous avez compté les défenses et divisé par deux, petits malins ! Toutes les ruses ! Heureusement, nous sommes hors d’atteinte !
« Seigneur, me dis-je, car j’ai beaucoup de considération pour moi. Comment Bérurier va-t-il se sortir de ce mauvais pas ? Il n’a pas eu droit à un archange-gardien, lui ! (je sais que notre sauveur est un archange, car les simples anges ne sont pas aussi costauds). Qu’allons-nous devenir s’il disparaît, écrasé par les monstres frénétiques ? Si Béru cesse de figurer dans mes ouvrages, ceux-ci ne se vendront plus et j’ai encore tellement de traites à payer ! »
J’ai beau essayer de me détroncher, je ne vois rien. Je sens battre le petit cœur de Marie-Marie contre ma poitrine. Elle a noué ses bras à mon cou. Caché son minois dans le creux de mon bras. Autour de nous, la horde casse, brise, pile, concasse, dévaste, arrache, rompt, corrompt, émiette avec une rage sans vergogne (la vergogne est une denrée introuvable en Afrique). Ces messieurs éléphants, avec un sens de l’orientation infaillible, savent que le cri est parti d’ici. Ils veulent coûte que coûte découvrir la femelle en transe dont la clameur leur a fouetté le sang.
Ils s’acharnent sur les pourtours de la clairière. Ils déracinent des arbres énormes, faisant culbuter des Pygmées et les réduisant en flaques.
Ils sont tous devenus bi-trompes, les lascars. Où qu’elle est cette pétasse, qu’on lui montre un peu de quel boa on se chauffe ! semblent-ils dire à grands barrissements impatientés.
Et de piétiner ! De patauder ! De meurtrir la forêt ! Sont pour le déboisement, les gros vilains ! La protection de la nature, tiens, fume !
On est élevés à la dignité de branchistes, avec Marie-Marie. Nous v’là à la hauteur, cette fois !
On se cramponne à la ramure, on se juche sur des fourches accueillantes.
Devant nous, debout sur une branche, comme un usager d’autobus attendant son véhicule à l’arrêt, le grand bougre enroule posément sa corde. Il est bien de race blanche en effet. Ses cheveux bouclés, blonds-roux, tombent jusqu’à sa taille et il a une barbe de quarante centimètres au moins.
— C’t un n’hippie, hein ? murmure Marie-Marie.
— Il se peut, admets-je.
L’être hirsute rit rosâtre à travers son nid à poux.
— Heureusement que je vous ai aperçus, dit-il d’une étrange voix morte, car yaouplaiiii stronf stronf brrrrouiiii.
— Sans aucun doute, conviens-je, mais j’aimerais que vous répétiez la seconde partie de votre phrase car elle m’a quelque peu échappé.
— Excusez-moi, depuis quelque vingt ans que je vis dans la forêt, sans contact humain, j’ai appris à parler le singe rouge et j’ai du mal à retrouver mon français.
Effectivement, son élocution est difficile. Chaque syllabe paraît nécessiter un effort.
— T’as vu, la tête qu’il a ? murmure Marie-Marie à mon oreille.
J’examine le gars plus attentivement. Tout de suite on n’est sensible qu’à sa musculature, à sa peau basanée, à ses cheveux interminables et à sa barbe de pope qui ne se serait jamais rasé. Mais quand on le mate en détail, on s’aperçoit que la jungle ne lui a pas fait de cadeau. Il lui manque une oreille ; sa bouche n’a plus de lèvres et de vilaines marbrures dessinent d’étranges continents sur sa chair.
— Vous êtes français ? demandé-je.
— Oui, j’étais…
Il a un geste vague.
— Maintenant, que suis-je ? Une bête perdue dans la forêt : une de plus.
— Comment se fait-il ?
— J’étais comédien en France. Je jouais des rôles à muscle. Le genre bel athlète qui sauve l’héroïne de l’incendie. Un jour, un producteur m’a proposé de tourner un remake de Tarzan, sauce européenne. En décors naturels ! Idiotie ! Ces films-là, il faut les réaliser en studio, et à Hollywood. Si la forêt n’est pas en carton-pâte, elle ne se laisse pas mettre en boîte facilement, la garce… Bref, ç’a été calamiteux.
« D’autant plus que le producteur français dont je vous parle n’était pas juif. Il ne possédait comme fonds que la dot de sa femme et les économies de son boucher. On ne va pas loin avec un budget basé sur le bas de laine. Sa banque lui refusait tout crédit vu qu’il ne pouvait même pas honorer les traites de sa voiture. Bref, le film a dû s’arrêter alors qu’on tournait en équipe réduite au cœur de la forêt. Extrêmement réduite, l’équipe. À part le producteur qui s’était promu metteur en scène, il n’y avait que le caméraman et moi. Tarzan, vous comprenez, c’est économique. Un monologue de l’action. Moi et les lianes, moi et le gorille ! Un beau matin, le produc a foutu le camp avec la jeep. On s’est mis à errer comme deux malheureux, le cadreur et moi. On s’engueulait à propos de la direction à prendre. Dans cet univers inextricable, on ne parvenait même pas à déterminer le nord. Bref, on s’est perdus. Quinze jours après, il est mort d’une morsure de serpent-minute. En une heure ! Ce qui vous prouve que le serpent-minute, tout comme la cocotte du même nom, ne mérite pas son appellation. »
Il parle presque aisément. On le sent heureux de pouvoir s’exprimer. Les mots se lubrifient à mesure qu’ils lui viennent et coulent de plus en plus aisément de sa bouche sans lèvres. Ils paraissent tomber d’un trou. C’est effrayant à regarder, ces quelques dents gâtées que seuls des poils de moustache dissimulent.
— Moi, poursuit l’ermite de la forêt, je suis tombé lentement dans une espèce d’état sauvage. Physiquement, s’entend, car chaque soir, pour lutter contre l’engloutissement cérébral, je me récite des vers. N’importe lesquels : Victor Hugo, Baudelaire, Verlaine, Villon… Je m’oblige. Un prisonnier qui veut rester en condition marche, marche interminablement dans sa cellule[46]. Moi, je déclame, déclame…
Il prend une attitude inspirée et attaque :
Puis, sans transition :
C’est étonnant, ce grand bougre à demi sauvage, pour ne pas dire aux trois quarts, qui récite des vers, droit sur une branche, au cœur de la sylve kuwienne. Ça émeut et ça impressionne.
44
Je connais des pauvres confrères, ils en écriraient une pleine page de badaboum, pour tirer à la ligne. Heureusement pour vous, votre San-A. chiale pas sur le phosphore.