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Toute ma fine équipe me rejoint. Je gravis le perron branlant comme une denture de boxeur et je frappe à la porte charançonnée. Le heurtoir de cuivre est couvert de vert-de-gris. J’ai dû l’actionner un peu trop violemment car, d’une part il me reste entre les doigts, et de l’autre part il creuse un trou dans la lourde vermoulue.

— Tiens, fais-je à Béru en fourrant la main de métal dans sa poche béante : un souvenir de Venise-la-folle !

Par l’orifice nouvellement pratiqué, je peux bigler l’intérieur du palais. J’avise un vaste hall agrémenté de colonnes de marbre au fond duquel s’offre un escalier aussi marmoréen que le visage du maréchal Pétain. Les balustres sont écaillés, la rampe fendue, les marches usées, et à la place du lustre magistral de jadis, une grosse ampoule emmitouflée dans des toiles d’araignées pend au bout d’un long fil morose.

L’intérieur est tellement vide, tellement caverneux, que mon coup de boutoir résonne interminablement, comme lorsqu’on largue une coquille vide de L.M. sur la lune, si vous voyez ce que je veux dire ?

Au bout d’un instant, une grosse vieille vêtue de noir apparaît au tournant de l’escadrin. Ses cheveux blancs, séparés par une raie médiane, lui composent une sorte de casque. Son visage est grisâtre, fendillé. Elle vient délourder en maugréant. Elle mate les six personnes groupées devant elle et, pendant une pincée de secondes, j’ai l’impression qu’elle va nous virguler ce qui subsiste de porte à travers la frime.

— Buon giorno, leggiadra mia ! lancé-je avec joyeuseté en ensorcelant la duègne d’un sourire qui ferait roussir le slip d’une chaisière.

Elle grommelle :

— Ne vous donnez pas la peine d’essayer de parler italien, espèce de malappris, je suis espagnole et je comprends le français !

Ça me la coupe. Les rires de mes compagnons me font grimper le rouge de la honte jusqu’au cuir chevelu. Savakoussikoussa amorce un pas en avant.

— Je suis le président, dit-il, le comte m’attend.

— Il vous attendait à un ou deux, pas à six ! grince la vieille girouette. Mon repas ne sera pas assez copieux !

Béru est l’homme de ce genre de situations embarrassantes.

— Vous filez pas la cervelle en mayonnaise, mon petit loup, dit-il à la vieille. Le temps de faire une virouze chez vos fournisseurs habituels et je te vous prépare une jaffe qui vous fera baver sur le parquet.

Une voix acide dégringole des échos dont le palais regorge :

— Pronunciamiento !

— Ouais ? glapit la vieillarde avec tant de vigueur que l’intérieur de nos oreilles se plisse comme des dessous de champignons.

— Qu’est-ce que c’est ? insiste la voix.

— Ton copain le négus, Fausto ! Avec une ribambelle de types !

Charmant accueil, non ? Je comprends que le cher Magloire n’ait pas été enthousiasmé par la perspective de nous amener ici.

— Fais monter au lieu de bavasser, bougre de vieille chouette !

— Et mon cul, sale con ? rétorque la domestique au comte.

En général, les Italiens de la high society conservent le goût du faste, le sens du décorum et de la tradition gentilhommière. Ils attigent côté ronds de jambes, courbettes et broute-paluches. À ce qu’on dirait, ça n’est pas le cas au palais Alcalivolati.

En caravane nous escaladons l’escalier de marbre. Des odeurs de sépulcre nous fouettent les narines. On arrive à un premier étage lugubre. Face aux marches, une immense double porte ! L’un des battants a été cloué au mur par une traverse de bois vu que ses pentures ont mis les adjas (prenez garde à la penture !). L’autre, dangereusement incliné, conserve encore des souvenirs de moulures et des bribes de dorures.

On pénètre dans un salon dont seuls pourront se faire une idée les ceux de mes lecteurs qui connaissent la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare. La désolation, mes gus ! Une hypothèse d’enfer rêvée par Léonor Fini. Des lambeaux de rideaux pourpres aux fenêtres. Une cheminée gigantesque, fissurée, brisée, dans le foyer de laquelle pyramident des gravats. Le mobilier ? Jamais repéré un tel bric-à-brac sous le hangar des pires chineurs. On a bradé ce qui subsistait de vendable. Ne restent que des sièges effondrés, des bahuts sans portes et sans pieds auxquels viennent s’ajouter des caisses et des cantines en fer rouillées.

Régnant sur cet antre (pylorique), un étrange individu occupe le milieu du local. Il est assis dans un fauteuil roulant, seul objet qui soit en bon état au palazzo. C’est un zig très maigre, hâve, creux de poitrine, avec de grands yeux noirs étincelants, de longs cheveux poivre et sel qui lui pendent de chaque côté de la frime, des oreilles qui battent des ailes, des joues envahies par une barbouze maladive qu’on laisse végéter par flemme, le rasage constituant sans doute l’ultime culture physique du bonhomme. Il a un manteau sur les genoux, en guise de plaid : une vieille pelisse à col mité.

— Salut, général ! lance-t-il à Savakoussikoussa. Merci d’être venu jusqu’à la bonne vieille épave que je suis !

— Ravi de vous revoir, comte ! assure Magloire avec un brin d’emphase.

Le président a un geste circulaire.

— C’est magnifique chez vous ! ajoute-t-il.

— Vous dites ça parce que vous êtes né dans une case enfumée de votre brousse, général ; en réalité, le palais des Alcalivolati est maintenant plus délabré que Pompéi, et presque autant que moi. Vous avez vu ce que je suis devenu, Magloire ? Une vieille guenille disloquée au milieu d’un tas de courants d’air ! Ah ! où est-il le temps où nous roulions à travers la savane dans une jeep, à la poursuite des rebelles ! Vous vous souvenez, général, quand nous jouions à faire le ménage, tous les deux ? À celui qui abattrait le plus de prisonniers au coup à coup. On mettait deux revolvers et deux cartons de cartouches à terre, et on comptait jusqu’à trois avant de s’élancer. Ça ressemblait au départ des Vingt-Quatre Heures du Mans !

— Vous me battiez toujours ! sourit le président.

— Parce que j’étais mieux familiarisé avec les armes je mettais moins de temps que vous pour recharger. Quel a été notre score fleuve, déjà ?

Savakoussikoussa fronce les sourcils.

— 153 à 210, récite-t-il.

— Exact ! jubile l’infirme. Nous avons dû brûler les corps car on avait oublié de faire creuser leurs tombes aux prisonniers avant le concours. Ce qu’on a pu s’amuser, misère de mes os ! Dites, général, vous vous rappelez cette grosse femme qu’on avait empalée sur un arbre ébranché, au tronc enduit de graisse ? Le lendemain matin elle était parvenue au bas de l’arbre.

Il rit et ajoute à travers ses soubresauts :

— C’était l’épouse du gouverneur, si mes souvenirs sont exacts ! Je l’avais dénichée alors qu’elle se planquait dans un baril vide.

— Oui, mon cher ami. Vous avez fait beaucoup pour le Kuwa libre, déclare Savakoussikoussa. Mais je manque à mes devoirs, permettez-moi de vous présenter mon escorte…

Congratulations. Le comte Alcalivolati tique un peu en apprenant que nous appartenons à la police française ; il se rassérène toutefois lorsqu’il sait que Béru est un ancien compagnon d’armes du bougnoule et que leur rencontre fut « fortuite ».