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– Ça fait haut, hein, patron ? murmure Trouduc en désignant le plancher.

— Oui, ça fait haut. Terminé, Béru !

Je me penche sur la gosse, lui flanque des petites tapes sur les joues pour la ranimer. Elle exhale un soupir et soulève ses paupières bleutées.

— M’n onc ! articule-t-elle.

Je ne réponds rien. Que lui dirais-je ?

— Il se tenait cramponné au mannequin, dit-elle, tu crois qu’il aura pu profiter du parachute, Santonio !

Je secoue la tête. À quoi bon lui laisser des illuses ?

— Ces mannequins s’évaporent ayant de toucher le sol, Marie-Marie. Il vaut mieux ne pas trop compter sur les miracles, tu sais.

Elle a une réaction déjà très féminine, la sauterelle. Elle tape du pied.

— J’en ai marre d’être orpheline, dit-elle. D’abord, c’est mes parents qui se rétament. Ensuite, mes mémés. Et maintenant, tonton Béru ! Je l’aimais bien, tu sais.

— Je sais. Moi aussi… Tout le monde l’aimait bien.

— Il était con comme un balai, mais si gentil, ajoute la mignonne en pleurant.

On laisse passer la minute de silence de l’hommage à une mémoire exceptionnelle. Célébrer la mémoire d’un être cher, c’est en somme stimuler la sienne propre.

Béru, tout gros, tout cradingue, tout répugnant, mais chaud comme le pain chaud et rayonnant de vie. L’existence l’inondait, et il en filtrait la lumière pour la restituer aux autres, revigorée, plus éclatante.

Mince, faut que je stoppe, sinon je vais me mettre à écrire. Un jour, je vous jure, j’écrirai. Je mijote mon coup, mes biquets. Me prépare. Me taille des plumes (d’oie), me prépare des encres sympathiques pour vous exprimer des choses entre les lignes. Des choses secrètes et tendres comme des musiques en vadrouille dans l’air tiède de l’été.

La loupiote verte se rallume.

— Qu’est-ce qu’on fait, patron ? interroge Trouduc qui parle du nez comme s’il n’en avait pas.

— La grève, dis-je. J’en ai ma claque de ces guignoleries.

Et je me rends dans la partie avant de l’appareil.

— Eh bien ! me lance Anabelle, mécontente, vous ne participez plus au largage ?

— Non, ma gosse, ça suffît.

— Combien de mannequins avez-vous parachutés ?

— Une bonne moitié, plus notre copain le Gros. Il a glissé et il est tombé dans le vide.

— Sans parachute ? demande-t-elle en soufflant de la fumée plus bleue que le ciel du lendemain.

— Sans parachute, oui.

— Tant mieux !

Elle serait pas aux commandes du coucou, je la déculotterais et lui arracherais la peau des miches à coups de ceinture.

— J’ai giflé des gonzesses pour moins que ça, mademoiselle Mélodie. J’ai horreur des sadiques !

— Où vois-tu du sadisme, crétin ! riposte la belle enfant. Je ne me réjouis pas de cet accident, mais du fait qu’il n’ait pas de conséquences fâcheuses pour nos projets. Si ce gros ballot était tombé parmi les populations kuwiennes, il aurait pu parler, et dire la vérité au sujet de nos paras, tu saisis ?

Je ne réponds rien.

Mis à plat, son raisonnement se défend.

— Maintenant file larguer le reste ! enjoint-elle.

— Des clous, Anabelle, nous sommes glacés et, quant à moi, cet accident…

Je me détourne pour lui cacher mes yeux. Elle ne pigerait pas. Ou alors, il faudrait lui expliquer ce que ça représentait, le Gros et moi. Nos années d’amitié ! Nos coups durs. Tous les bons vins que nous avons bus, et les belles villageoises…

Même si j’en avais l’opportunité, comme diront mes traducteurs britiches, je m’abstiendrais. Le souvenir à Pépère, il est là, bien enfoui dans mon cœur. Ça ne se déballe pas au débotté, sur le ton de la converse. Ça se garde farouchement, pour les heures grises de l’évocation solitaire.

— Il faut achever le largage, San-Antonio, car…

Un petit zizillement retentit.

— Trop tard ! soupire-t-elle.

— Comment ?

— Nous n’avons plus d’essence. Dans dix minutes, ce sera la panne sèche !

Elle me désigne calmement, du bout de son fume-cigarette, le petit voyant rouge qui crie l’angoisse à clignotements spasmodiques.

— Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là ? je demande, non moins calmement : une prière à saint Christophe ou un vol plané ?

— Tu rigoles ? Privé de moteur, ce vieux coucou devient à peu près aussi maniable qu’un rouleau compresseur.

— Le manque de carburant était prévisible, dis-je, puisque nous n’avons pas eu le temps de faire le plein.

— En effet, c’était prévisible.

— Et comment avais-tu envisagé la chose ?

— Les parachutes ne manquent pas à bord. File en mettre un et saute, lorsque tu auras sauté, j’actionnerai le siège éjectable que j’ai fait installer.

— Et les autres ?

— Quels autres ?

— La petite et les trois Noirs ?

Elle a un geste insouciant.

— Je t’ai déjà dit que je détestais les témoins gênants, commissaire.

— Tu n’es qu’une foutue garce, Anabelle.

— Possible !

— Ni toi ni moi ne quitterons le bord avant nos compagnons.

— Tu crois ça ? ricane-t-elle en chassant sa cigarette de l’embout d’ambre. Mon pauvre garçon, tu es trop sensible pour réaliser de grandes choses. Dommage, tu avais de l’étoffe et tu faisais bien l’amour.

Je lis tout dans ses yeux, écrit en caractères d’affiche. C’est déjà en route dans sa tête ! Il y a début d’accomplissement. On n’y peut plus rien…

J’essaie un geste, mais qui arrive trop tard ! Le sien a été plus prompt. Miss Mélodie appuie sur un bouton. Un claquement très sec retentit. Et v’là cette peau d’hareng qui me part sous le pif. Oh, la belle bleue ! Vzzzt ! Bye bye Baby ! Un trou ! Le plaftard s’est ouvert ! Le fauteuil de pilotage a disparu. L’air de la pulsion se confond avec le souffle extérieur. Je reste comme un gland au bout de sa branche. Un gland bien mûr, sur le point de tomber !

En un peu moins de pas longtemps, j’apprécie froidement la situation, me la raconte à tête reposée.

« San-A., me dis-je, te voici dans un vieil avion groggy qui n’a plus de carburant que pour quelques minutes. La chose se passe en pleine nuit, au-dessus d’un territoire dont tu ignores tout. S’il t’est arrivé de piloter, c’était des petits zincs d’aéroport et tu étais flanqué d’un moniteur disposant de doubles commandes. En l’occurrence, la seule ressource, c’est de te foutre au manche et d’alerter les autres. Peut-être auront-ils le temps de se fringuer en paras d’apparat et de sauter pendant que tu tenteras de maintenir le coucou à l’horizontale. »

— Marie-Marie ! hélé-je, en me précipitant sur le bout de bois ! Marie-Mariiiiiiie !

Mais va te faire ! Vous oubliez une chose, les gars : l’air qui s’engouffre in the poste of pilotage produit un boucan du diable ! Ça ronfle comme douze turbines au turbin dans le coq-pipe. Essayez donc d’appeler votre belle-sœur quand vous pêchez la truite au pied des chutes du Niagara ! Elle ne vous entendra pas. Surtout si elle est restée au Waldorf Astoria-Pompidou de Nouille-York…

All is finish, mes pauvres bijoux !

Et moi qui vous mijotais un épis-inde du tonnerre ! C’est ben pour dire qu’on est peu de chose. De la bricole humaine. Un concours de circonstances qui se désorganise aussitôt que créé.