Выбрать главу

Je cramponne le manche avec ce que des écrivains de tout premier plan ont appelé : l’énergie du désespoir. Le duraille, c’est d’actionner les pédales, mes z’enfants. Sans siège, dites, c’est coton. Vous avez déjà essayé de conduire votre chignole sans être assis, vous autres ?

J’arrache l’armoire à pharmacie de la cloison pour m’en faire un tabouret. M’est avis qu’on risque d’avoir besoin de son contenu avant lurette !

« Bien, bon, d’accord, alors ? » me dis-je mezza-voce afin de ne pas m’importuner par des exclamations d’intérêt secondaire.

Ensuite, je mate l’altimètre.

Il déclare douze cents arpions. Doucement, je pousse le manche en avant. Docile, le zoziau de ferraille pique du bec vers la terre nourricière. Je me soulève pour visionner à quoi ressemble le plancher des buffles. Un petit coup au palonnier pour aider le mouvement, et j’aperçois la campagne kuwienne au clair de lune. Elle est blafarde. Je distingue la ville, à main (et à pied) gauche. Puis des bananeraies géométriques, qui forment des rectangles sombres…

Plus loin, c’est le désert, ou presque. Une sorte de savane galeuse, infinie, qu’émaillent çà et là des bouquets d’arbrisseaux.

Va falloir essayer de poser notre fer à repasser sur la lande. Garde ton sang-froid, San-A. Pense à ta mère qui doit lire « Les Bonnes Veillées » dans la clarté ocre de sa lampe de chevet, style 1925, dont l’abat-jour frangé de perlouzes se divise en côtes melonesques. Allez, mon mec… En souplesse ! Tout dans les nerfs !

Le voyant rouge continue ses clignotements. Plus chouchouille de coco ! Va y avoir du clapotis dans l’arbre à came (dont les z’ hippies sont si friands).

J’incline de plus en plus l’appareil. Du moelleux, San-A. De la vaseline ! Pas de gestes brusques. Rappelle-toi ton velouté tactile lorsque tu joues au mikado avec ta vieille !

« Huit cents panards » annonce l’altimètre.

Je refoule toujours de la branche.

« Cinq cents nougats ! »

On y vient ! On s’en rapproche ! On la rallie, la terre des hommes !

Une exaltation m’empare. Comment vous le trouvez en Saint-Ex., le San-Antonio ? Pas mal, non ? Décidé ! Énergique ! Et même énergétique ! Pas un muscle qui breloque. Tout est conforme !

« Deux cents pinceaux ! »

J’ai l’impression que le moteur de droite (celui qui se trouve à gauche lorsqu’on fait face à l’avion) a des ratés, comme en ont eu vos chers parents. Heureusement que le moment de couper les gaz approche.

J’ai des crampes dans les agacins à force de m’y faire des nœuds aux orteils pour freiner ma pression.

« Cent petons ». Je me dis que si on tombe, ce ne sera plus de très haut ! Je voudrais déballer le train of atterrissage, mais j’arrive pas à trouver le bitougnot qui le commande. Tant pire, comme disait mon cher Gros : on se posera sur le bide !

Je vois la lande, à perte d’ovule. Je baisse les gaz à bloc ! Des plantes épineuses frottent le ventre de notre chaudron. De grosses touffes ! Et encore d’autres ! Merde, ce qu’on va vite ! J’appréhende le contact ! Cette pêche, madame ! Cette cabriole ! Ça me réconforte de savoir nos réservoirs à sec. On ne risque pas de prendre feu ! Toujours ça.

Dans mon esprit, je passe en revue les rudiments du pilotage, chapitre atterrissage.

J’amène le manche à moi de quelques degrés. Ploum ! On tape du zizi. L’avion a une embardée. Il continue son rush en avant. On pique droit vers des palmiers semblables à un paquet de crayons.

Ça va être l’écrabouillade ! Je mets mon bras en parade devant ma frime. Je me dis : « Et tout ce bignz sans être attaché ! »

Et puis voilà que l’avion ralentit sèchement. On dirait qu’une paluche providentielle le retient. On se rabote sur le sol pouilleux. On tangue ! On penche ! Une aile craque ! On fait la toupie. Le tourbillon de la mort. Les hélices se disloquent. Il en passe des morcifs à travers le pare-brise. Je les sens me frôler. Silence ! On ne tourne plus.

Une délicieuse immobilité s’étale sur mon corps contracté.

Bravo, San-Antonio ! Ça, c’est du boulot ! Personne ne prétendra le contraire, j’espère ?

DIVISION DEUX

On croit que la vie est longue.

Elle serait plutôt large.

On regarde trop devant soi et pas suffisamment à côté.

Devant, c’est le futur. À côté, c’est le présent. Dites-vous bien, bande de pioches, que l’instant qui va suivre ne vaut que par celui qui précède. Si tu rates un maillon la chaîne casse. Vous qui avez un anus cuisant de constipé chronique, vous devriez méditer ces paraboles.

Je réfléchis à perte de vue, assis sur mon armoire pharmaceutique.

Si je ne m’étais pas agrippé au présent, je pouvais passer à la caisse, mes amis. Présenter ma fiche au vénérable saint Pierre en lui demandant un bon de réduction sur les remontées mécaniques des établissements Paradis père et fils. Mettre mon bulletin de naissance en sautoir.

Seulement il a cru en son étoile, San-A. Il lui restait l’impossible à faire, alors il l’a fait, par acquit de conscience. Par probité morale. Survivre est provisoire, je sais bien, mais je crois que notre mission est de nous prolonger au maxi. L’euthanasie ! Tiens, fume ! J’sus pour l’opération sans espoir, pour la piquouze qui fait durer l’agonisant. Y en a, en ce moment, qui me lisent et qui se savent condamnés. Ceux-là, je leur crie « Tenez bon, les gars ! » Les instants qui vous restent à vivre, et qui, vus par les verticaux, paraissent aussi ragoûtants qu’un conduit à merde obstrué, ces instants-là, mes braves bougres, vont sans doute être les plus baths de votre vie. Ne soyez pas brefs ! Prolongez-vous ! Laissez les tant précaires bien portants à leur pitié et à leurs secrètes impatiences. Goûtez la seconde, et puis la seconde. Mettez-vous au ralenti. Je vous le promets, le temps, dès lors, se goupillera de telle manière que vous deviendrez doucement éternels, à pensées feutrées, à petits sens.

* * *

— Ben, où qu’elle est, la cheftaine ? s’étonne Marie-Marie.

Je lui désigne la nuit à travers l’ouverture créée par la propulsion du siège.

— Elle a voulu nous faire une blague, mon lapin.

— La vache ! bée la fillette, et c’est toi qui viens de nous poser dans la rosée, Santonio ?

— Comme tu peux le constater.

Elle a les yeux rouges et gonflés. Elle parle en reniflant, avec des lèvres qui n’arrêtent pas de trembler.

— Tu sais à quoi t’est-ce que j’pensais ? me dit-elle.

— Non, ma caresse.

— J’pensais, Tonton, somme toute, il a disparu en service commandé, s’ pas ?

— Oui, exactement : en service commandé.

— Tu crois pas que dans son pays natal, à Saint-Locdu-le-Vieux, y pourraient donner son nom à une rue, en tant qu’héros ?

— Hum, ça me paraît difficile, petit truc, dans ce bled il n’y a qu’une rue et elle s’appelle « Général-de-Gaulle ».

— Et alors ? objecte la môme avec vivacité, des rues ou des places de Gaulle, y en a partout. Tandis qu’une rue Bérurier ça vous aurait une autre allure, non ?

— Faudra voir… Mais nous n’en sommes pas encore là, ma pauvre petite poule.

En effet, vous aurez l’extrême obligeance de convenir avec moi que la situation, maintenant que nous sommes cinq et saufs, se présente assez mal.

Lâchés sans papiers ni ressources dans un pays hostile aux Blancs, j’ai dans l’idée que la suite des événements sera rude.

— Sortons, décidé-je, il est temps de vérifier ou nous nous trouvons.

Je passe dans le compartiment de largage où nos trois Noirs grelottent, enveloppés dans une toile de parachute.