— C’est poilant, déclare Béru, quand je vous entends appeler Pattemouille général, j’ai envie de me fendre la cerise ; vous pensez : un locdu que je lui ai savaté les meules tante épluche !
Le comte gratte ses tifs gras d’un ongle aussi noir qu’une grand-mère de l’île de Sein. Des choses blafardes se mettent à pleuvoir sur son plaid improvisé.
— Peut-être, indirectement, le Kuwa vous doit-il son changement de régime, mon cher policier, remarque-t-il. Le Blanc a merveilleusement su conditionner le Noir pour lui donner des goûts d’indépendance. Les grandes idées révolutionnaires ne sont pas nées dans les cerveaux mais dans les derrières. Messieurs, ma masure est pleine de pièces toutes plus inconfortables les unes que les autres, installez-vous à votre gré, comme vous le pourrez, en laissant au président la dernière paire de draps qui doit rester ici.
Nous nous apprêtons à obtempérer lorsqu’une femme paraît. Elle est digne de notre hôte. J’imagine que c’est la personne qui a affranchi le mystérieux correspondant italien du Vieux à propos de l’affaire Savakoussikoussa. On dirait une actrice du cinéma muet. Elle est très brune, avec le teint très pâle, des yeux délimités au crayon noir, de longs cils, des accroche-cœur et un bandeau dans les cheveux. Elle a la trente-cinquaine, des formes souples et porte une robe de chambre brochée comme les ouvrages du Fleuve Noir.
L’arrivante s’immobilise pour nous considérer à travers la fumée de sa cigarette. En la voyant, le comte devient tout sucre.
— Président ! s’écrie-t-il, permettez-moi de vous présenter la signora Francesca Fumaga à qui je donnerai mon nom avant qu’on ne le grave sur une pierre tombale ! Considérez-la comme étant la comtesse Alcalivolati. Si je ne l’ai point encore épousée, c’est par impécuniosité, un Alcalivolati ne pouvant se marier à la sauvette. J’attends mes derniers instants qui justifieront un mariage express, mon lit de mort nous servira d’autel.
La dénommée Francesca dédie un sourire incertain au président, puis elle se tourne vers moi et m’accorde un regard tellement appuyé que je manque tomber à la renverse. J’ai eu bien des tickets au cours de ma vie, mais des gros comme çui-là, positivement jamais. Son regard charbonneux m’arrache les fringues des endosses et me dépiaute séance tenante. Il me viole en bourrasque. Me fait les trucs les plus osés. J’en bredouille des châsses. D’instinct, je fais un pas en arrière. L’homme le plus hardi, ce genre d’œillade l’épouvante. Il craint de se faire gober comme une huître, au vu et suce de tout le monde. Ça intimide, une goulue, ça panique les sens. Le mec, il est désorienté du roseau. Il flexible du radada, intensément. Ça lui met en cause les rigidités triomphantes. Il se trouve mignard, soudainement, mal apte, quoi !
— Francesca mia, poursuit le comte, auriez-vous la bonté de guider le président jusqu’à une chambre habitable et de veiller à ce qu’il manque de tout avec un maximum d’agrément ?
Pour la première fois la voix de Francesca retentit. Elle est basse, un peu rauque, agrémentée d’un merveilleux accent italien qui la fait cascader comme une source en montagne.
— Ma certainementé, messieurs, si vous voulare mé souivre.
Tu parles qu’on la suit, la chérie ! Fascinés par son valseur ondulatoire, tous les six. Même la Baderne jetonne à outrance sur les formes appétissantes de la future comtesse. Je me demande comment il s’y est pris, Alcalivolati, pour se faire une personne de ce gabarit, du fond de son fauteuil à roulettes… Tout en marchant, la signora Fumaga nous babille des trucs.
— Cette maison, dit-elle, ressemble davantage à des arènes qu’à un palais. Elle est tombée en ruine au cours des derniers siècles car les Alcalivolati ont eu la bougeotte et se sont mis à parcourir le monde au lieu de réparer les brèches de la demeure ancestrale. Une tradition dans cette famille fameuse, les voyages ! Le Vénitien, notez, il a ça dans le sang, voyez Marco Polo ! Chez les Alcalivolati : du kif ! Des arpenteurs d’espace ! Des bouffeurs de globe. Ils reviennent au palais pour claboter, se disant qu’il tiendra bien debout sur ses pilotis jusqu’à leur mort. Des petits égoïstes, quoi !
Béru réconforte la dame en lui affirmant qu’il a participé au salut de Venise en achetant une carte postale représentant le palais des Dodge (ou des De Soto, il se rappelle plus la marque).
Un qui paraît lointain, c’est le président général Savakoussikoussa. Il ne se met pas en frais pour son hôtesse. En v’là un qu’est guère bavard, et ses gardes du corps encore moins. Sans charre, ils ont l’air de broyer du noir, les Kuwiens. On dirait que Venezia leur flanque le cafard… Dame Francesca les installe dans trois chambres un peu moins grandes que la salle Wagram, avec vue sur le Grand Canal. Ensuite elle case Béru et Pinuche sur les arrières, me gardant pour la bonne bouche.
— Je vous ai réservé la plus belle pièce, murmure-t-elle, une fois que nous nous trouvons seulâbres.
— Madame, morigéné-je, ce n’est pas moi l’invité de marque !
— Il n’importe ! riposte-t-elle : c’est vous le plus beau, et cette qualité prime les autres à mes yeux. Les gens se soucient de moins en moins de ce qui est esthétique et ils ont tort.
Comment que c’est envoyé, ça, madame ! Cet abordage carabiné ! C’est la Surcouf du rentre-dedans, Francesca !
Elle pousse une porte sur les panneaux de laquelle on aperçoit encore deux amours dodus du prosibus en train de souffler dans un ballonnet d’alcootest ou apparenté. Une chambre infiniment plus majestueuse que les précédentes apparaît. Il y a encore des vitres aux fenêtres, des tapis au sol, et, sur une majestueuse estrade, un lit à baldaquin qui aurait fait crever Louis XIV de jalousie.
— Savez-vous qui a occupé cette chambre, monsieur ? demande-t-elle avec ce bel accent que je renonce à exprimer car je n’aime pas me casser la nénette outre mesure.
— Non, madame, mais j’espère que vous allez me l’apprendre ?
— L’un des Vénitiens les plus illustres, monsieur, puisqu’il s’agit de Casanova en personne.
— Casanova ! m’écrié-je.
— Parfaitement, c’est là qu’il a aimé pendant, dit-on, huit jours et huit nuits consécutifs, Rosana, l’épouse du comte Guido Alcalivolati, lequel se trouvait en mission auprès du pape, et c’est là aussi qu’il lui fit un enfant. En apprenant la chose, le mari bafoué mourut de colère, ce qui arrangea admirablement les bidons de la fautive. Dès lors, les Alcalivolati sont en fait des Casanova pur fruit. La chose est de notoriété publique.
Elle referme la porte.
– Émouvant, n’est-ce pas ? ajoute-t-elle en me désignant le plumard.
— Très, conviens-je.
Francesca va s’asseoir sur le lit.
— Tout est resté en état depuis ce mémorable adultère. L’ombre polissonne du grand Casanova flotte probablement dans cette pièce…
Elle a croisé ses jambes magnifiques et, grâce à ce mouvement, de même qu’à la hauteur inusitée du pageot, j’ai une vue imprenable sur ses charmes.
Un silence pesant s’installe dans la chambre historique. Nous nous regardons. Francesca est grave. Elle me tend son fume-cigarette dont la gauloise serait mégot sans lui. Je m’en empare et vais écraser le bout incandescent dans la cheminée. Lorsque je me retourne, la dame a déjà dégrafé son chemisier. Elle a les seins à l’air. Un très charmant spectacle, je dois dire. C’est du produit en parfait état de conservation, ferme et belliqueux.
Moi, malgré ma décontenance, je me dirige vers le pieu. C’est automatique. Pour me fortifier, je me dis : « Qu’est-ce qu’il aurait fait à ma place, Casanova ? » Bon, la réponse, je peux la formuler sans interroger un guéridon. Conclusion : je vais pas me laisser damer le pion par un foutu hâbleur de Vénitien qui a dû mentir au moins autant de fois qu’il a brossé ! Non ? Ou alors je place le nationalisme beaucoup plus bas que la ligne de flottaison ? Dites-moi franchement votre avis, si toutefois vous en avez un… Vous êtes toujours là à me bouquiner, à m’ingurgiter la déconnanche sans piper une broque, c’t irritant à la fin, vot’ mutisme.